Peu connu en France, mais auréolé d’un indéniable prestige dans la mouvance contestataire d’outre Pyrénées, Agustín García Calvo (1926-2012) est probablement le penseur le plus original et le plus créatif de tous ceux qui ont agité la pensée espagnole au cours du dernier demi-siècle (1).
Philologue, linguiste, poète et essayiste, son combat contre l’automobile a donné lieu à de nombreux articles et interventions, comme en témoigne le livre « Contra el automovil » cosigné avec Colin Ward et Antonio Estevan, publié par les éditions barcelonaises Virus.
Les éditions Le pas de côté ont récemment publié la traduction d’un de ses livres intitulé « La Société du Bien-être », critique percutante d’une société basée sur le Développement, le Progrès, le Futur, le Bien-être personnel et l’Argent.
A cette occasion, nous reproduisons ici un des appendices de ce livre, qui constitue une défense éloquente du train contre la plaie que constitue l’automobile personnelle.
Plus de rails, moins de routes (2)
par Agustín García Calvo
Illusion d’une possible séparation entre technique et politique
Faire comme si l’on pouvait traiter les questions techniques indépendamment des questions politiques, comme si un problème, par exemple, de transports ou de communications pouvait être considéré comme un problème de science ou d’ingénierie séparé de la Politique (qui est la même chose que l’Économie dans la forme la plus avancée du Pouvoir), comme si l’ingénieur s’occupait de son affaire, et le politique et l’économiste des leurs, consiste de fait non seulement à faire une politique, en conformité avec le Pouvoir, qui justement, au moment même où il promeut l’implication la plus solidaire de la Technique et de la Science avec l’Administration de son domaine, impose l’illusion ou la croyance d’une possible séparation, mais aussi entraîne par là-même la falsification et la mauvaise approche du problème technique ou scientifique.
Ce qu’il en coûte alors directement au scientifique ou à l’ingénieur pour s’être vendu au Pouvoir n’est pas la colère ou les représailles de la plèbe révoltée, mais la déformation même de leurs calculs et l’altération de leurs instruments.
Exemple de l’architecture et des voies de transport
Ceci se voit clairement dans l’architecture d’aujourd’hui : l’illusion de l’architecte qui trace ses plans et croit faire de l’architecture (profession libérale) et non de la politique, vole en éclats dans toute sa fausseté par la forme même des édifices, blocs d’habitats suburbains, murailles de ciments en bordure de plages, dont la structure, l’emplacement, et le calcul de l’espace n’obéissent en rien aux résistances ou aux nécessités – du terrain, des matériaux, des corps mêmes des locataires – sinon aux pures lois du Capital et de l’État. L’atrocité de ces édifices n’est qu’un corollaire, peut-être frivole, mais néanmoins révélateur de leurs concepteurs.
Il en va tout aussi clairement dans l’ingénierie des voies de transport et de communication, où l’on perçoit également comment les voies et les véhicules qui leurs correspondent portent inscrits dans leur forme et dans leurs conditions techniques la politique et l’économie qu’ils servent.
L’institution de l’Automobile et l’idéal démocratique auquel elle obéit
L’Automobile est devenue d’une façon visible le fléau le plus grave et le plus mortifère de l’Humanité Développée: certes, elle a déployé dernièrement, par ses funestes destructions, l’évidence de son inutilité comme moyen de transport et l’évidence de l’immense blessure qu’elle inflige aux villes et aux villages, causée par le fait que l’État et le Capital l’imposent, son invasion des rues, au détriment des citadins, son inutilité comme moyen de circuler du fait des embouteillages que nulle mesure ne parvient à corriger, son ravinement des métropoles, la substitution des villes par des conglomérats informes entrecoupés par des routes, le sacrifice régulier et progressif de milliers de vies sur l’autel des fins de semaines et des vacances (beaucoup plus que tous les terrorismes, conflits et SIDA réunis), les files de poids-lourds sur les routes, les autobus et les camions contribuant à l’asphyxie perpétuelle des villes, l’énorme gaspillage que son impuissance inflige aux contribuables, avec le coût millionnaire de la rénovation continue des autoroutes, et des vaines tentatives pour ordonner le trafic, et de la publicité destinée à convaincre de nouveaux acheteurs, propagande toujours plus chère à mesure qu’augmente son inefficacité, et ainsi de suite : les lecteurs pourront prolonger cette liste en laissant parler leurs blessures; mais la machine elle-même, depuis que monsieur Ford eut l’idée, il y a presque un siècle, de commencer à produire en série les Automobiles Personnelles, portait inscrit son destin dans sa forme et sa technique.
Tous les problèmes imaginables de transport de voyageurs et de marchandises étaient déjà résolus par l’ingéniosité du chemin de fer, il suffisait de laisser se déployer librement les possibilités qu’offraient le train et la voie ferrée, pour le transport urbain et interurbain, de produits ou de producteurs.
Face à cela, quel était le motif, quelle était la force qui imposait l’automobile et coupait court au déploiement du chemin de fer, du réseau de voies ferrées, des trains et des tramways?
La force de l’Automobile Personnelle (puisque le développement des camions, poids-lourds, autobus et autocars n’étaient qu’une conséquence de cette erreur qu’est l’automobile personnelle) consistait à incorporer dans sa structure même l’idéal démocratique, c’est-à-dire le type de tromperie nécessaire à la forme de domination la plus parfaite: il n’était pas possible que le train suive son propre chemin (dans un réseau toujours plus riche et diversifié, qui permette d’aller pratiquement n’importe où, avec une fréquence de passage aussi dense que nécessaire) et que les gens y montent à leur convenance en profitant, comme l’on profite d’un écoulement d’eau, de ses tracés et de ses horaires, puisqu’il fallait au contraire que chacun aille, par ses propres moyens, où il voulait aller et à l’heure qui lui convenait, puisque l’on partait du dogme selon lequel chacun savait où il voulait aller et à quelle heure.
Le résultat est celui que l’idéal démocratique nous présente, aujourd’hui, dans son plein développement : tous vont plus ou moins au même endroit et à la même heure, mais chacun par ses propres moyens.
Erreur de l’indépendance des moyens et des fins, et progrès de cette erreur
Le moyen porte en soi ses fins, et la supercherie fondamentale consiste à croire et à faire croire qu’un instrument peut servir docilement à ce que veulent ses utilisateurs, et qu’il n’est bon ou mauvais qu’en fonction de la finalité pour laquelle on l’utilise.
Cette erreur règne probablement depuis toujours, depuis le commencement même de l’Histoire; mais avec l’avancée de l’Histoire et, dernièrement, avec le progrès du Progrès, il semble qu’elle soit devenue de plus en plus évidente, que les moyens du Progrès Progressé soient toujours plus chargés de leur destin dans leur forme même, bien plus que ne l’étaient ceux des grands-parents ou des bourgeois; et il semble que soit de plus en plus répandue l’idiotie de prétendre que les mitraillettes, les puces informatiques, la télévision, ou l’automobile par exemple, peuvent servir soit en bien, soit en mal (voire pour l’oppression, ou pour la révolution contre cette dernière), en fonction de la fin pour laquelle l’individu ou les groupes d’individus l’emploient.
Que l’automobile, l’informatique, la télévision, les mitraillettes, ne servent à rien d’autre que ce à quoi elles servent de fait, actuellement, sans espoir d’un rachat futur, tel est le soupçon qui fleurit toujours plus intensément dans le cœur des gens (cœur qui est raison); c’est le progrès même de l’erreur et du mensonge du Pouvoir qui nous a permis, aux gens, de le sentir avec une clarté si blessante.
Inspiration d’en bas/imposition d’en haut
Il y a une différence essentielle, aussi graduelle puisse-t-elle paraître, entre les instruments qui peuvent servir docilement les nécessités ou les désirs des gens (désir d’en bas, nécessités “naturelles”, pré-historiques) et les instruments qui imposent aux gens le destin qu’ils portent en eux-mêmes. C’est une différence qui dépend de cette autre distinction : selon que l’instrument soit inventé par une inspiration venue d’en bas, c’est-à-dire de la boue et du sable, des fleuves et des montagnes, de la matière rebelle, de la soif et de la faim, autrement dit, que l’instrument provienne d’une demande préalable et des difficultés à vaincre pour la satisfaire, ou qu’au contraire une telle inspiration d’en bas n’ait pas présidé à sa fabrication, mais que cette dernière advienne par imitation abstraite des inventions utiles, impliquant l’imitation des désirs et nécessités préalables, de sorte que l’instrument nécessite pour s’imposer la fabrication simultanée des désirs ou nécessités qui le justifient.
C’est, pour le dire grossièrement, la différence entre faire un remplissage pour combler un creux et faire un creux pour mettre un remplissage. C’est la différence entre l’œuvre de l’ingéniosité et l’application de l’idée.
Il nous est possible de percevoir cette différence, bien qu’il faille pour cela se référer à un court fragment de l’Histoire, dans ce qui distingue les voies et machines du Progrès bourgeois de celles du Progrès Progressé de la techno-démocratie. Ce dernier s’appelle Progrès Progressé car ses équipements, au lieu d’être promus par une demande préalable, sont élucubrés par simple déduction à partir des équipements du Progrès (par exemple « si cela vaut pour 100, pourquoi pas pour 500? », « si cela vaut pour la Terre, pourquoi pas pour l’Univers?, « si cela vaut pour l’oreille, pourquoi pas pour l’œil? », « si cela vaut pour les hommes, pourquoi pas pour les femmes? », et ainsi de suite), et ils nécessitent la création d’une demande pour se vendre.
Invention du rail/Retour à la chaussée
Ainsi, le chemin de fer était une véritable invention, pas seulement parce qu’il était précédé et réclamé par le développement des chevaux de poste, des lignes de diligences et des charrettes, mais aussi parce que sa structure même était une nouveauté et une trouvaille de l’ingéniosité : une couche de ballast, sur laquelle on pose les traverses, sur lesquelles on pose les rails, voie pratiquement indestructible par le temps ou les avaries, n’exigeant qu’un entretien élémentaire de quelques gardiens, voilà quelque chose de véritablement nouveau, qui n’était pas venu à l’esprit des Romains; et qui, en plus de dépasser en efficacité et solidité leurs chaussées, était tracé hors des chemins des passants, sans gêner les paysans ou les citadins.
Regardons maintenant la route goudronnée et l’autoroute, qui, malgré les sermons dont on nous abreuve, n’est rien d’autre qu’un retour à la chaussée, avec tous ses inconvénients rénovés, encore plus minable aujourd’hui qu’au temps des Romains et condamnée à être refaite périodiquement, bousillée par les automobiles et les poids-lourds.
Et confrontons la merveilleuse simplicité de l’attelage des wagons, capable de résoudre les plus folles demandes de voyages ou de déplacements de marchandises, avec les sinistres files de camions le long de routes fatiguées, à peine capables de résoudre, par le biais d’énormes coûts et dépenses en moteurs et en centaines de camionneurs, vains héros nocturnes, ce qu’un train de marchandises résoudrait d’un coup et avec quatre fonctionnaires.
Ou encore, confrontons les réseaux de tramways, arrachés il y a une cinquantaine d’années, par simple décret du Capital, dans toutes les grandes villes les plus sottes du Monde Développé, avec l’absurdité et les désagréments des autobus urbains, ballottés comme d’impuissants mastodontes entre les feux rouges (dont l’imbécillité et l’arythmie nous étaient épargnées par les tramways) et les embouteillages qu’ils contribuent à parfaire.
Pour finir, parmi tant d’autres points possibles, comparons la liberté de celui qui, en passant, monte dans son train, qui est celui de tous (un train, bien entendu, ponctuel, commode et fréquent, comme l’invention le permet pour tous les trains, si d’étranges interférences ne venaient le perturber) et qui profite dans ce train d’un moment de sa vie de mortel comme de n’importe quel moment, peut-être même un peu plus délectable, avec le châtiment du conducteur d’une automobile (et celui légèrement atténué de ceux qui l’accompagnent), converti en chauffeur et mécanicien sous prétexte de liberté personnelle, dont les cinq sens sont continuellement sous l’emprise de signaux, de croisements, de dépassements, d’accrochages, d’embouteillages et de problèmes de stationnement.
Imposer l’Automobile, une entrave au rail
Il ne semble pas nécessaire, je pense, de rappeler à nouveau ce que n’importe qui pense et sent, au moins par en-dessous: l’automobile est, pour le dire comme certains, un recul manifeste; le fait de l’imposer, loin de répondre à une nécessité ou à un intérêt de transport de personnes ou de marchandises, est dû à des motivations qui viennent d’ailleurs, d’en Haut – comme nous disons, ceux d’en-bas; motivations qui sont, en premier lieu, financières, du fait de la nécessité croissante du Capital de se mettre en mouvement pour vivre, et en second lieu, idéales, du fait de la nécessité du mensonge et de la foi pour la Domination; imposer l’automobile empêche, depuis un siècle, le déploiement des possibilités que l’invention de la voie ferrée et du train portait en germe: multiplication des lignes rentables et non rentables, généralisation de la double voie sur toutes les lignes principales, combinaisons avec embranchements vers les petites localités et vers les quais de déchargement d’usines et de commerces, électrification et emploi d’autres énergies non pétrolières, résolution du trafic urbain par des réseaux de tramways et, quand cela est nécessaire, par des trains métropolitains…
De la perversion du train qui s’ensuit : SNCF et TGV (3)
Imposer les moyens de transport les plus inutiles entraîne la perversion des moyens utiles et puissants.
Voilà le triste et parfait exemple que nous offre la SNCF, déléguée par le Capital et l’État pour trahir le train: fermeture de lignes et interruption de trains (compensées, bien sûr, par l’introduction de nouvelles lignes de cars pour remplir le manque ainsi créé, certains cars étant même affublés du logo SNCF sur leur carrosserie) sous prétexte de rentabilité, adoptant ainsi le style de l’Entreprise aux ordres de Dieu; ce qui, par conséquent, recentre l’attention et les dépenses, d’une part sur les grandes lignes, c’est-à-dire celles qui unissent des conglomérats urbains à travers des déserts, et d’autre part sur le service des banlieues de ces conglomérats, entérinant ainsi l’idéal de répartition de la population, désastreux pour les gens et la vie, mais que l’État et le Capital techno-démocratique requièrent et manient sous le nom de Futur; prétexte de rentabilité qui, par ailleurs, paraît ridicule au vu de la misérable économie de quelques millions, occasionnée par ces fermetures et interruptions de lignes, ajoutée à l’économie encore plus misérable entraînée par un mauvais service, par l’abandon de gares, par la négligence aux attentions les plus élémentaires en ce qui concerne l’abondance et l’efficacité du matériel et du personnel (compensé, bien sûr, par l’abondance du personnel administratif et des cadres, voués à des tâches comme planifier les horaires, d’autant plus fréquemment que cela est fait d’une façon désastreuse, et dont le meilleur service qu’ils pourraient rendre au train serait de ne rien faire, dans leurs bureaux face à leurs ordinateurs), par l’insuffisance de la fréquence et de la ponctualité des trains, par leur peu de commodité (qui ne consiste pas, évidemment, à consacrer des espaces aux écrans vidéo qui aveuglent les fenêtres); des économies ridicules comparées à l’énorme gaspillage, de millions de millions, que l’État et le Capital vouent allègrement à une chose comme le Train à Grande Vitesse, parfaitement inutile aux gens, et dont la structure même confirme qu’il n’est pas un véritable train, mais une sorte d’imitation d’avion se traînant au sol; et dont l’unique intérêt n’est pas la grande vitesse, qui ne sert à rien et à personne (à l’exception d’une poignée de cadres, préalablement programmés pour en avoir besoin) et qui par conséquent sert d’idéal unique de l’Entreprise et de l’Humanité (l’important c’est d’arriver: et qu’on annule donc les heures de vie du voyage, dans l’attente du Futur!); son triste intérêt consiste précisément dans les millions de millions dont il permet le vain mouvement.
La fin de l’Empire de l’Automobile et entre-temps
L’Empire de l’Automobile et de ses Routes s’effondrera bien sûr, ses crissements funestes résonnent déjà.
Il s’effondrera, parce qu’il semble qu’à la longue, c’est encore le sens commun, ce qui est sensé et sensitif qui triomphe dans cette horde infortunée des humains et dévoile finalement les folies impérieuses des Seigneurs.
Oui, mais entre-temps, dans cet entre-temps dont les Cadres Exécutifs du Capital profitent pour que chacun s’agite vainement dans l’espoir de réussir à mourir en croyant en son Futur: que de vies et d’heures employées dans le néant, quel retard de plus d’un siècle pour que les voies du sens commun se déploient dans ce monde!
Pense-bête politique pour ingénieurs
Finalement, je voulais rappeler aux chastes ingénieurs qui lisent cette Revue la différence entre une ingéniosité et invention qui résout de véritables demandes préalables, d’en bas, et les outils développés et imposés par les nécessités du Capital et de l’État; ces derniers révélant justement, dans leurs techniques et leurs formes propres, leur manque d’ingéniosité et d’utilité, et leur obscure servilité.
Les ingénieurs et les techniciens pourront, peut-être sous le coup de l’honnêteté, nous rendre compte de cette différence avec une connaissance plus précise et plus proche des machines et des voies correspondantes.
Mais je ne voudrais pas qu’ils oublient qu’une machine est une institution (politique, économique), et qu’ainsi, par exemple, on ne peut séparer l’étude en vue de l’amélioration de la voie ferrée et des trains, de la lutte contre l’automobile et ses routes.
Cette guerre est en vérité un cas (certainement notable) de la guerre du Pouvoir contre les gens vivants et des gens contre le Pouvoir, qui est aussi la guerre de la raison commune contre l’Idée figée et dominatrice.
Mais cette guerre ne se déroule pas seulement dans les champs réservés aux sections Politiques et Économiques par les Moyens de Formation de Masses, mais aussi, et plus intensément encore, dans les champs dévolus aux sections Techniques et Scientifiques. C’est là que s’affrontent, sans trêve, le critère d’utilité pour les gens et l’idéal de Développement, qui se vend comme Futur, et qui impose, par exemple, des moyens de transports impuissants et attardés plutôt qu’utiles et puissants.
Et c’est aussi la guerre entre croire que les moyens dépendent de leur fin, éternelle tromperie, et le fait de reconnaître humblement (humblement parce que cela ne part pas de la foi stupide dans le fait que chacun sait ce qu’il fait) que les fins sont gravées dans la forme même des moyens.
C’est, par conséquent, une guerre toujours dure et difficile; mais pas désespérée (pour cela il faudrait croire au Futur), parce qu’elle compte sur le fait que les idéaux du Pouvoir ne parviennent jamais véritablement à s’accomplir et que, par en-dessous, continue de battre l’infinie résistance des gens qui refusent d’être entièrement convertis en Masse de Personnes.
Quelques imprécations
Quoi qu’il en soit de cette guerre, que l’on me permette, maintenant, de formuler ici quelques indispensables imprécations.
Imprécation contre ceux qui continuent à croire que l’amélioration du train est compatible avec le marché de l’automobile et du pétrole, et qui disent encore « La voie ferrée et le train, selon le moment et le lieu; l’auto et ses routes, selon les leurs ».
Imprécation contre ceux qui croient que les moyens, ceux que l’on nous vend, n’ont pas leur destin gravé en eux-mêmes, mais que tout dépend de comment et pour quoi chacun les utilisent, et qui croient chacun utiliser, en effet, l’automobile ou la télévision pour ce qu’ils veulent, et que personne ne les pousse ni à les acheter ni, une fois achetés, à les utiliser pour autre chose que leurs goûts personnels.
Et des imprécations très spéciales contre ceux qui continuent à faire les louanges du chemin de fer et du train, comme beaux et agréables, restes d’un passé romantique et enchanteur, qui disent que les anciennes gares mériteraient de devenir des musées pour le souvenir, et (pourquoi pas) que l’on voue une partie du budget au maintien de quelques petits trains esthétiques et culturels, pour que les enfants et les jeunes puissent goûter, de temps à autres, ce que c’était que de voyager en train.
Agustín García Calvo
La Société du Bien-être
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez
Préface de Luis Andrés Bredlow
éditions Le Pas de côté, juin 2014
Notes
(1) Voir le compte-rendu de « La Société du Bien-être » par Tomás Ibáñez dans Réfractions n°33, Automne 2014, p. 166-168.
(2) Ce texte a été initialement publié dans la revue d’ingénierie, O.P. Revista del Colegio de Ingenieros de Caminos, Canales y Puertos, Barcelona, n°23, au printemps 1992, puis dans le numéro 18-19 d’Archipiélago, Trenes, tranvías, bicicletas. Volver a andar, en 1994, et enfin dans le recueil Avisos para el derrumbe, Lucina, Zamora, 1998.
(3) Les sigles du texte espagnol sont respectivement RENFE et AVE. Le fait que ces sigles soient si strictement interchangeables est une preuve supplémentaire de l’Idéal d’unification totale de l’État et du Capital. [N.d.T]
> [l’automobile] a déployé dernièrement, par ses funestes destructions, l’évidence de son inutilité comme moyen de transport
En ville, sans doute, mais dès en grande banlieue ou à la campagne, la voiture n’a rien d’inutile.
Vision purement urbaine des choses.
Il ne serait pas très seyant de renvoyer dos à dos les deux modes de déplacement que sont le train et l’automobile sur mon site préféré : si, imprégné de récentes lectures d’un pourfendeur de système automobile comme Lewis Mumford*, j’évoquais les mêmes effets d’éventration de la ville des deux modes je ne serais que peu dans l’exagération, avec les coupures urbaines dès le milieu du XIXe siècle pour le rail et près d’un siècle plus tard pour les autoroutes…
Mais accordons toutefois l’ancienneté au routier : dès l’époque classique que n’a-t-on pas détruit de quartiers médiévaux déjà bien dotés en mixité fonctionnelle urbaine pour y tracer avenues et boulevards rectilignes capables de recevoir carrosses et cavaliers en déplacement en trombe, meilleure manière d’exhiber son statut social, meilleur endroit aussi pour le pouvoir quand il paradait avec la troupe…
Cette idée de vitesse destructrice peut revenir pour une époque plus récente avec les technophiles du TGV français : réseau à deux vitesses et fin du ferroviaire réconcilié avec la ville avec ces gares nouvelles excentrées dans les champs de betteraves ou d’oliviers…
On pourrait également accuser les deux modes pour ce qu’ils peuvent sembler être comme générateur réel – pour la route – et potentiel – pour le rail – d’étalement urbain, dès l’instant où ils peuvent devenir instrument pour sauter la barrière du prix du foncier et de l’immobilier au-delà du seuil de possibilité des agents économiques pour le logement autour des villes et leurs services plus ou moins concentrés…
Mais gardons nous d’écarter trop facilement trains et trams dès lors qu’on accepte de rompre avec le système automobile, monopole actuel quasi généralisé du déplacement : il faut renouer avec l’aménagement à toutes les échelles et retisser métriques piétonnes, urbanité et réseau de villes, petites et grandes, où vivent déjà plus de la moitié des Terriens, qui doivent redevenir accessibles par fer, à pince et en clou…
*La Cité à travers l’Histoire (1961, rééd. 1989), Marseille, éd. Agone, 2011
http://agone.org/memoiressociales/laciteatraverslhistoire/index.html
Comme c’est agréablement écrit. Autrement dit, Intégrisme Ferroviaire !! On reconstruit toutes les lignes fermées, et on en fait de nouvelles, et on grippe le routier. On y va joyeusement à la dynamite, on pulvérise tout ce qui entrave les anciennes emprises : routes, immeubles de bureaux, pavillons, ZAC, ZUP, Zetc. (bon d’accord, on ne reconstruira peut-être pas tout, par exemple la ligne et la gare Bastille, les embranchements de La Villette… mais ce sera marginal.)
Deux réserves cependant. D’abord, la voie ferrée n’est pas indestructible. Mais elle est nettement plus robuste et puissante, et considérablement moins gourmande en ressources, que la route, cette dernière étant ridiculisée sur ces critères. Sans compter l’efficacité, déjà discutée par l’auteur.
Ensuite, il faut bien conserver les anciens matériels roulants, si possible en état de fonctionnement, à des fins muséales, et pour le plaisir du cambouis. Et un maximum de lignes sous forme de touristiques, ne serait-ce que pour des raisons pédagogiques, et pour limiter la destruction, en attendant la renaissance. Une écrasante majorité de fanatiques de trains acceptera sans aucune réserve de supprimer une ligne touristique si et seulement si c’est pour la rouvrir en exploitation. Ce qui permettra aussi de se soulager d’un trop plein de nostalgie, celle-là venant de toutes les destructions déjà constatées.
Pour poursuite cette lecture, le prologue du livre en question La Société du Bien-être, écrit par Luis Andrés Bredlow, est disponible à cette adresse :
http://www.lavoiedujaguar.net/Prologue-a-La-Societe-du-bien-etre