Ou comment Hollywood créa le raccourci « pas de voiture = Loser! »
Dans Greenberg Ben Stiller joue le rôle de Greenberg, un ancien charpentier reconverti en musicien à la dérive, qui traverse une période de dépression. C’est le genre de connard dans le besoin, râleur, profiteur et complètement asocial. Et s’il y a un indice qui montre à quel point sa pathologie de loser en est à un stade avancée, en voici un : il ne conduit pas!
Greenberg a conduit autrefois quand il vivait à Los Angeles, mais en allant à New York il a pris la conduite en horreur et a laissé périmer son permis au fond d’un placard. [NDLR : les permis américains sont renouvelables tous les 10 ans]
L’inaptitude de Greenberg à conduire est traitée comme une faiblesse (il suffit de le regarder s’exciter désespérément contre le SUV qui lui coupe le chemin sur le passage piéton) mais elle est aussi perçue comme un défaut de caractère profondément enfoui.
Comme le note le critique de The Guardian : « Greenberg amadoue les gens trop serviables et abuse de leur gentillesse notamment parce qu’il s’agit du genre de personne dépendante, un type sans voiture à Los Angeles qui a besoin des autres pour l’emmener en ville ». Une fois que nous avons imprimé l’idée que « voiture = liberté », ne pas posséder de voiture apparaît comme un cruel manque, celui qui n’en a pas étant fortement dépendant vis-à-vis d’autrui.
Greenberg est un des derniers films dans lequel la ‘non-automobilité’ d’un personnage (que ce soit parce qu’il n’a pas de voiture ou parce qu’il n’a pas la capacité de conduire) est utilisée à la fois à des fins humoristiques, comme synonyme d’un défaut de personnalité plus profond, de marginalité et comme une chose effrayante. Comme le faisait remarquer l’humoriste Art Buchwald : « les gens sont étroits d’esprit. Ils peuvent accepter que quelqu’un soit alcoolique, drogué, qu’il batte sa femme et même qu’il soit journaliste, mais si jamais il ne conduit pas, alors là il y a un problème » [citation ayant visiblement marquée les mémoires outre atlantique, NDLR]. Cette mentalité semble se répandre à Hollywood. Tom Vanderbilt a demandé aux lecteurs de son blog de lui trouver des exemples, et il en a eu par dizaines.
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Pourquoi l’industrie du film méprise-t-elle autant les ‘sans voitures’?
On pourrait tout simplement faire l’hypothèse que cette industrie est basée à Los Angeles, une ville où on (les cinéastes et les autres) s’imagine mal vivre sans voiture. L’écrivain D.J Waldie a essayé d’expliquer à des gens qu’il ne conduisait plus à cause de ses problèmes de vue : « c’est toujours à ce moment là que la conversation dérape, car aucun Californien ne peut envisager un instant qu’un homme de classe moyenne ne conduise pas, et ce quels que soient ses problèmes de vue. Les gens ne comprennent pas que j’assume mon handicap. J’ai l’impression qu’ils pensent que c’est autre chose qui m’empêche de conduire ».
Le portrait du « non driver », en langage hollywoodien, c’est Alvy Singer , cet homme névrosé qui se désintéresse de Los Angeles et qui annonce que bien qu’il possède le permis, il ne supporte pas de conduire parce que ca le rend trop nerveux voire violent.
Ou peut être que plus généralement, c’est la société qui éprouve des difficultés à concevoir la vie en dehors de cette chose omniprésente que le sociologue John Urry appelle « automobilité ». Ce concept a pour principe que « la culture dominante organise et légitimise les relations sociales en sexes, classes, âges etc. et étaye l’idée majoritairement répandue de ce qu’est une vie réussie, de ce qui est nécessaire et approprié à la mobilité d’un bon citoyen. Enfin, il fournit des images, des textes et des symboles puissants. »
Tout ce qui n’entre pas dans ce moule culturel est qualifié de bizarre. Par example, la représentation des cyclistes selon Hollywood ressemble plutôt « à des geeks sur un vélo à 10 vitesses » comme le fait remarquer le blog de Bike Snob
La liste des protagonistes cyclistes dans l’histoire cinématographique se résume à :
- des ados marginaux : Napoleon Dynamite ,
- des savants fous excentriques : Jeff Goldblum, sans permis, personnage d’Independance Day. Dans ce film, le vélo est montré comme un assez bon moyen de fuir Manhattan,
- des gens à contre courant culturel : Mark Wahlberg dans J’adore Huckabees ou Carl Bernstein dans Les hommes du président ,
- des perpétuels hommes-enfants : Pee Wee Big Adventure
- des gens qui refusent de grandir ou qui sont complètement déconnectés de la vraie vie et du monde du travail. Par exemple, le couch-surfer Owen Wilson dans Toi Moi et Duprée , qui a mis en message d’annonce de son répondeur « Si vous m’appelez pour un emploi, veuillez noter que mon permis B a expiré »
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Dans 40 ans toujours puceau , par exemple, Steve Carell est une créature de cinéma très rare : un authentique vélo taffeur, qu’on montre en train de pédaler pour aller bosser, au beau milieu des dangers du trafic routier. Une bénédiction pour la promotion des moyens de transports alternatifs, peut-être, excepté que le vélo comme le penchant du personnage pour la collection de figurines et son statut de puceau sont traités avec beaucoup de condescendance.
« Je ne suis pas le seul dans ce monde à rouler à vélo » se défend il lorsque ses collègues le chambrent. Ils ne manquent d’ailleurs pas de lui répondre : « Ouais bien sur, on roule tous à vélo…quand on a 6 ans ».
Il y a toujours eu une association entre la voiture et la sexualité (volet exploré dans Crash de J.G Ballard ). Ainsi, l’abstinence et la non possession de voiture vont souvent ensemble à Hollywood. Chose pas plus surprenante, de telles conspirations impliquent souvent des ados, pour qui l’obtention du permis est considérée comme le seuil de la maturité (dans Buffy contre les vampires, Buffy s’agrippe aux clés de sa voiture et déclare « j’ai dit à ma mère que je voulais être traitée comme une adulte, et voilà, une voiture! »), qui va de pair avec la perte de la virginité (et bien souvent l’un implique l’autre). Dans Clueless, par exemple, Alicia Silverstone est sévèrement dénoncée par son amie Brittany Murphy : « Tu n’es qu’une vierge sans permis ».
Comme le fait remarquer Ryan Bradley, le film épique de Thom Anderson, Los Angeles plays itself (un condensé difficile à trouver de grands moments cinématographiques tournés dans cette ville) souligne un thème secondaire de Chinatown intéressant qui arrive en seconde partie du film lorsque Jack Nicholson perd sa voiture : « Dans la seconde partie du film, il est dépendant des autres. Sa supériorité sur l’adversaire disparaît. Il est toujours un peu en retard et ne le rattrape jamais… La perte de sa voiture est une forme symbolique de castration, aussi bien dans les films que dans la vie ».
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Quand les sans voiture ne sont ni vierges ni castrés, ils font partie de la classe des déviants sexuels. Comme Walter, un pédophile joué par Kevin Bacon dans The Woodsman ; Dans une scène, Walter est en voiture avec un collègue qui lui dit :
« Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond avec cette image… Cet homme qui a l’air bien, un bon travailleur; il surgit de nulle part et prend le bus pour aller et revenir du boulot. Je veux dire par là, qui prend encore le bus aujourd’hui? »
« Les gens sans voiture » lui répond Walter.
« Très étrange », rétorque Vicki
Pas de voiture égal pervers sexuel. Ce thème est repris dans Little Children , où RJ (Jackie Earle Haley), reconnu coupable de pédophilie, essaye tant bien que mal de se réinsérer dans la société. Il publie une petite annonce dans laquelle il recherche une relation avec une femme qui ne prête pas attention au fait qu’il ne possède pas de voiture. (Malheur à celle qui donnera éventuellement suite).
A défaut, les gens sans voitures sont au minimum des fauchés. « Tu te rends compte, tu roules à vélo pour aller bosser dans un entrepôt » lui dit un moment Carell dans 40 ans toujours puceau. Dans le film d’horreur apocalyptique Legion une serveuse qui apprend qu’elle sera bientôt appelée à sauver le monde et la race humaine :
» Pourquoi moi? Je ne suis personne. Je suis juste serveuse. » Et elle ajoute : « Je n’ai même pas de voiture!« .
Dans Crash (celui qui a eu un oscar, pas le thriller érotique de Ballard), le personnage joué par Ludacris (un criminel en fait) fait remarquer que « la seule raison pour laquelle les bus ont de si grandes vitres », c’est « pour humilier ses pauvres frères [blacks, NDLR] qui en sont réduits à l’emprunter ».
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Pourtant, en même temps que les moyens de transport alternatifs commencent à percer, même à Los Angeles, Hollywood fait quelques exceptions. La comédie 500 jours ensemble met en scène deux jeunes travailleurs de Los Angeles qui trouvent divers moyens de transport, dont le train (Hé oui ca existe) pour se rendre à un mariage à San Diego. Ca paraît tout à fait banal et le fait que le film devait initialement se jouer à San Francisco explique peut être cela. Enfin, avec des films du genre 40 ans toujours puceau, peut être que le vélo est montré comme un réel choix (malgré toute la connotation associée) et que cela doit être vu comme un progrès.
Adapté de l’article de Tom Vanderbilt « Dude, where’s your car » paru le 30 Juillet 2010 dans Slate. Proposition d’adaptation et traduction par PIM pour Carfree
[NDLR : le titre est une allusion au film « Eh mec, elle est où ma caisse? »]
Excellent article du toujours très en forme Tom Vanderbilt. Merci Pim pour la traduction. On avait déjà publié un article du même Vanderbilt:
http://carfree.fr/index.php/2009/02/25/le-gourou-de-la-circulation-routiere/
Celui que tu nous proposes aujourd’hui est particulièrement pertinent, il participe à mon avis de ce que Ariès appelle la « décolonisation de l’imaginaire ». A travers la pub, la télé, la radio et les films, tout est présenté comme si il n’y avait qu’une seule alternative: avoir une voiture ou être un looser! Mais tout ceci démontre surtout le décalage entre médias de masse et population. Les grands médias comme Hollywood suivent toujours l’évolution de la société avec un temps de retard jusqu’au moment où des pratiques minoritaires deviennent « branchées » ou « tendance » et vont alors être reprises par ces mêmes médias pour former les nouvelles normes sociales. C’est un peu le cas du vélo aujourd’hui qui, tout en restant quelque peu underground, devient « tendance »…avec le pignon fixe, le bike polo, etc.
Tout est question de temps. Pour l’instant, Hollywood nous vend encore les vieux modèles, ceux de nos parents. Mais je partage le point de vue de Vanderbilt, on sent un frémissement: le vélo sera pour la prochaine génération la nouvelle norme sociale pour le meilleur et peut-être pour le pire…
Et il y a le personnage de Brad Pitt dans « Burn after reading » des freres Coen, ce prof de sport, toujours sur son vélo qui le montre comme un adulte encore bloqué dans l’adolescence. Point positif : il a toujours l’air de s’amuser dans ses déplacements, ce qu’on ne retrouve pas dans les déplacements en voiture.
Le cinéma est aussi le reflet d’une société où la voiture a toute sa place, le vélo vu comme un jouet pour enfants et ados, ou un moyen de transport pour pauvre, sportif acharné, ou de plus en plus comme une mode de bobo écolo.
Les gens se font-ils cette image à cause des representations médiatiques, cinématographiques ou le cinéma ne fait que refléter la pensée dominante? L’oeuf ou la poule?
Sinon, voir l’an 01 de Jacques Doillon (je sais film français, ça n’a rien à voir, mais il vaut le coup d’etre cité au cas où quelqu’un ne l’aurait pas vu) où le vélo est un moyen de transport convivial, ludique, symbole de liberté.
Dans 500 jours ensembles ça ne m’a pas frappé l’utilisation des transports. C’est surement ma mentalité d’européen mais si ça se trouve les américains le remarquent systématiquement.
Et qualifier Crash de Ballard d’érotique … carrément déviant plutôt !
Super intéressant cet article.
Hmm, je m’étais fait la réflexion en regardant « 40 ans toujours puceau » que l’image du vélo en ville avait été fortement dégradée par le film. Rendez-vous compte, il faut être un gros puceau mal dégrossi collectionnant les figurines pour aller bosser à vélo ! Un anormal en fait. Quelqu’un dont on rigole et que son vélo pénalise pour draguer.
Le message est très négatif, à mon avis.
…alors que c’est tout le contraire. On arrête pas de se faire draguer à vélo.
Comment on dit déjà ? Bikers make better lovers…?
il y a aussi le personnage de Bruce BANNER dans HULK qui cumule : non seulement, il vient à vélo mais en plus il a un casque, ce qui lui vaut de se faire vanner par ses collègues…
Par contre, quand il dit « cela protège la partie la plus importante de mon corps, c’est à dire mon cerveau [c’est un chercheur] », j’aime bien !
@Wombie : la partie la plus importante du corps, ce n’est pas le cerveau. Enfin, c’est ce qu’il semblerait à voir l’article… Puisque les gens semblent focalisés sur une certaine partie du corps :
– puceau : no comment
– déviant sexuel : no comment
– « on ne peut pas draguer à vélo » : idem.
– looser : c’est quoi un looser, sinon quelqu’un qui ne peut être un rival sexuel ? Dont on peut se moquer, puisqu’il ne pose pas de risque…
– anormal : idem
Je vous laisse devenir de quelle partie du corps il s’agit 😉
@Gary : dis donc Gary, c’est quoi ce lapsus dans ta dernière phrase ? T’es sur que ce n’est pas toi qui est obnubilé par un devenir fantasmé ? 😉