Chaque semaine, le journal américain The Washington Post prend une grande idée dans l’actualité et l’explore à partir d’un éventail de perspectives. Dans la chronique suivante, écrite par J.H. Crawford, il est question des villes sans voitures.
Il faut d’abord rappeler que toutes les villes étaient sans voiture il y a un peu plus d’un siècle. Toutes les villes n’ont pas répondu à l’avènement de l’automobile avec le même enthousiasme que les villes américaines. En fait, certaines villes n’ont jamais adopté la voiture. Venise n’a pas voulu se détruire pour construire des rues assez larges pour les voitures. Elle n’en a donc jamais eu, sauf dans la partie de la ville située sur le continent. La même situation existe dans la médina de Fès, au Maroc, et dans plusieurs autres villes d’Afrique du Nord. Ces quartiers sont généralement les parties les plus dynamiques de ces villes.
Les voitures n’ont jamais été nécessaires dans les villes, et à bien des égards elles s’opposent même à l’objectif fondamental des villes: réunir beaucoup de gens dans un espace où les synergies sociales, culturelles et économiques pourraient se développer. Comme les voitures nécessitent beaucoup d’espace pour la circulation et le stationnement, elles vont à l’encontre de cet objectif – elles provoquent l’étalement urbain dans le but de fournir toujours plus d’espace aux voitures. Supprimer les voitures des villes contribuerait à améliorer la qualité de la vie urbaine.
Les modes de transport ont toujours exercé une forte influence sur l’aménagement des villes. La forme actuelle a commencé à émerger au 15ème siècle, lorsque l’avènement de chariots tirés par des chevaux a conduit à une demande de rues larges et droites. Cette exigence a été adoptée par les planificateurs de la Renaissance dans la plupart des villes européennes, et la plupart des plans urbains des 500 dernières années ont des rues rectilignes qui sont relativement larges et des carrefours qui permettent aux attelages de tourner. À bien des égards, ce changement était un signe avant-coureur de l’automobile.
Le transport, cependant, n’est pas la seule utilisation importante des rues. Les rues constituent également nos espaces sociaux publics les plus importants. La plupart des villes d’Europe reconnaissent maintenant les terribles dommages que l’automobile provoque sur ces usages sociaux, ce qui explique pourquoi tant de villes à travers l’Europe découragent l’utilisation de l’automobile en faveur de la marche, du vélo et des transports en commun. Le meilleur exemple est peut-être Oslo en Norvège, la première capitale européenne à annoncer que son centre-ville sera bientôt sans voiture afin de réduire les émissions de CO2 et améliorer la qualité de l’air, mais aussi pour améliorer les conditions de circulation pour les piétons et les cyclistes.
Les voitures électriques ou les futures voitures autonomes ne modifient pas fondamentalement cette situation. Elles exigent encore trop de place et utilisent trop d’énergie. Le mouvement d’un grand nombre de voitures dans les rues pénalise toujours l’usage social des rues, indépendamment du fait que ces voitures soient plus sûres ou moins bruyantes. Nous aurons restauré la fonction sociale des rues seulement quand les gens pourront s’arrêter au milieu de la rue pour discuter sans craindre qu’une voiture leur fonce dessus.
Un bon système de transport public couplé à la possibilité de marcher ou de faire du vélo de manière rapide, sûre et agréable peut aisément répondre aux besoins de mobilité au sein de nos villes. Il est vrai que les bus et les tramways empiètent sur les rues principales à un degré appréciable, mais la plupart des rues seront entièrement libres de ce désagrément. Dans le cas idéal, les systèmes de transport en commun sont construits sous terre. (Idéalement, les systèmes de transport ne devraient jamais être surélevés, en raison de la laideur et du bruit que cela provoque.) Ce ne sera pas possible dans de nombreuses villes existantes en raison du coût que cela représente et cela restera donc un fardeau à supporter au sein de nos rues.
Une objection plus sérieuse à la ville sans voiture est le transport des marchandises. Lors de la construction d’une ville, il est facile d’organiser la livraison de conteneurs maritimes aux endroits où ils sont nécessaires sans empiéter sur les rues. Dans les villes existantes, les systèmes de livraison des marchandises devront être organisés au cas par cas. Amsterdam pourrait, avec peu de difficulté, organiser son système de fret en utilisant son réseau de canaux. Les villes qui possèdent des tramways peuvent utiliser cette infrastructure pour transporter les marchandises la nuit.
La suppression des voitures de nos rues rendrait la vie urbaine moins chère, plus sûre, plus silencieuse et plus agréable. Les places de stationnement automobile libérées et, dans certains cas, les voies de circulation elles-même, fourniraient suffisamment d’espace pour la marche et le vélo, ainsi que pour de nombreux services publics, tels que tram-train, collecte des ordures et services d’urgence essentiels. L’espace excédentaire peut être consacré à des usages publics – imaginez Manhattan avec des trottoirs plus larges de 5 mètres et des cafés-terrasses beaucoup plus grands et plus répandus.
Les gouvernements devraient souhaiter le changement. Le coût du soutien au trafic automobile dépasse de loin les revenus générés par les frais d’utilisation. En Europe, ce sont les endroits les plus denses qui sont d’abord sans voiture, et la circulation des piétons générée par ces endroits est la plus importante dans la ville. Les magasins et les restaurants se développent dans ces endroits.
Je pense que les seuls avantages sociaux justifient entièrement le changement. Imaginez une ville animée qui est calme, tranquille et belle. Venise, qui se rapproche le plus de cette description, est visitée par 20 millions de personnes par an, plus que n’importe quelle autre ville italienne. D’autres zones sans voiture sont très populaires auprès des résidents et des touristes. Les commerçants sont souvent opposés au départ à ces changements, avant de découvrir que leur entreprise devient florissante une fois que les voitures ont disparu.
Il est vrai qu’un certain degré de commodité doit être sacrifié pour ce changement. Toutefois, les avantages sont grands, et nous pouvons nous attendre à des améliorations significatives pour la santé publique si les gens reviennent à des modes de transport plus actifs. La seule réduction du bruit est un avantage important pour la santé publique.
Le siècle de l’automobile était une erreur séduisante. Il est temps de passer à autre chose.
J.H. Crawford, auteur de “Carfree Cities” et “Carfree Design Manual.”
Photo: Venise, 2001 J.H. Crawford
« Je pense que les seuls avantages sociaux justifient entièrement le changement. Imaginez une ville animée qui est calme, tranquille et belle. »
Outre Venise, Grönigen au nord des Pays-Bas:
https://www.youtube.com/watch?v=fv38J7SKH_g
En plus, ils pourraient certainement réduire encore le trafic routier en n’autorisant que les transports en commun, les camions et les véhicules d’urgence, avec de gros parkings en périphérie et une flotte de vélo en accès libre (classiques ou adaptés aux PMR).
Mais la question fondamentale est : les gens sont-ils prêts à faire des efforts, en marchant ou en pédalant ? Les gens ne savent plus se servir de leur jambe.
« L’invention » de la perspective à la Renaissance, conjuguée à la montée en puissance des Etats modernes, sont à l’origine du réseau viaire classique avec de grandes perspectives monumentales, des tracés en étoile et de vastes esplanades. Déjà les véhicules hippomobiles permettaient de connaître la griserie de la vitesse avec les façades uniformes qui défilaient latéralement… Les carrosses, importés tardivement en France par la Médicis, avec la mode dont elle est à l’origine, permettaient au bon monde de se montrer dans les allées qui leur était dédiés.
Le quadrillage des cités américaines à l’origine n’a que peu à voir avec la nécessité de la circulation : il s’agissait de répartir du terrain équitablement aux colons, en milieu urbain comme dans les zones à cultiver.
Il a fallu attendre la seconde moitié du XIXe siècle* pour connaître en France, à Paris particulièrement, les premiers coups de sabre de l’haussmannisation, avec les destructions qu’on sait – l’arasement de l’Ïle-de-la-Cité par exemple, ND exceptée – pour voir se mettre en place les grandes avenues circulatoires. Bien sûr le mobile principal de cette action était le contrôle social, avec la destruction de l’urbanisation enchevêtrée.
Bien sûr le siècle suivant, à partir des années 1930, vit le déclin des réseaux de tram et surtout la massification de l’usage de l’automobile. Le dogmatisme fonctionnaliste des urbanistes de la charte d’Athènes a fini de rendre invivables les villes en obligeant à bougeotter dans tous les sens et au diable avec un véhicule motorisé individuel pour satisfaire chaque besoin de la vie courante.
Si vraiment nous sommes à la veille d’une profonde crise financière, inédite, songeons alors à nous tirer de là par de grands travaux à l’échelle du globe, pour toutes les villes d’une certaine importance qui existent à sa surface : requalifions-les urgemment en repassant à la métrique pédestre en effaçant, en corrigeant, en adaptant tous ces aménagements pensés pour la bagnole. La convivialité, le lien social, l’urbanité y repousseront alors spontanément…
*L’un des prédécesseurs du préfet Haussmann, Rambuteau, s’y était essayé très timidement.
L’article en VO:
« The car century was a mistake. It’s time to move on. »
https://www.washingtonpost.com/news/in-theory/wp/2016/02/29/the-car-century-was-a-mistake-its-time-to-move-on/
En réponse à David, je crois qu’il faut distinguer deux notions : d’une part, marcher ou pédaler parce qu’on le choisit et, d’autre part, marcher ou pédaler parce que rien d’autre n’existe.
C’est ce que j’essaie d’expliquer quand les gens se mettent à comparer les habitudes de nos grands-parents et les nôtres. Prévoir une ou deux heures de déplacement pour aller vendre les poules au marché n’était pas ressenti de la même façon quand il n’existait aucun autre moyen de se déplacer. On se levait plus tôt ce jour-là et on organisait la journée en fonction de ce déplacement, par exemple en regroupant plusieurs tâches : vendre la poule, acheter des chaussettes et passer chez Dupont pour lui rendre son tournevis.
De nos jours, d’autres méthodes existent, donc cette marche est ressentie autrement, précisément parce qu’il est devenu possible de couvrir le même trajet en dix minutes. La notion de distance et de temps ne sont plus ressenties de la même façon, ni le rapport entre les deux. En somme, un effort se définit par rapport à un moyen moins fatigant d’atteindre le même résultat. Sinon, c’est un simple acte et non un effort.
Donc, David, les gens sentent aujourd’hui qu’ils peuvent choisir entre la ouature et leurs pieds, ou leur vélo, ou les transports en commun… Donc, ils comparent ces modes selon des critères très réduits, souvent le temps de déplacement, et cela ne les incite pas à agir dans le bon sens. Parce qu’ils voient un effort à produire, justement, et rien d’autre. Alors qu’on peut y voir une économie financière, une réduction de la pollution, une réappropriation des lieux et du temps…
« Dans le cas idéal, les systèmes de transport en commun sont construits sous terre. (Idéalement, les systèmes de transport ne devraient jamais être surélevés, en raison de la laideur et du bruit que cela provoque.) »
C’est un peu vite dit. Il n’y a pas d’idéal, il y a un choix optimal, en fonction du débit choisi, du coût au km, des finances… Et puis les transports de surface sont moins gênés par les infiltrations d’eau (ou les crues centennales 😉 ). Les systèmes de transports collectifs sont de toute façon moins laids (même les bus) que les systèmes de transports individuels motorisés (puisqu’une bagnole, c’est systématiquement moche, même quand c’est « design »). Personnellement, les tramways sur rail, je trouve ça agréable à regarder, voire beau.
Pour se libérer des bagnoles, ce sont les fonctions classiques qu’il faut résoudre d’une autre manière : comment je fais mes courses ? comment je me déplace quand je suis impotent ? Comment je déménage une armoire à glace ou ma collection d’encyclopédies ? Comment j’approvisionne mon magasin ou comment je vais vendre ma marchandise au marché ? Comment j’évite la pluie ou le froid, comment j’évite ou comment je me nettoie de la transpiration due à des efforts démesurés ? Si on montre très concrètement les solutions, le plus dur est fait.
Le siècle de l’automobile était une erreur : sans aucun doute s’il ne s’agissait que de développer le transport individuel d’une part, et d’autre part de sacrifier le fret ferroviaire au proft du fret routier.
Mais, par contre, l’automobile utilisée à bon escient, dans l’intérêt général : taxis, ambulances, livraisons , transports collectifs, etc… est une excellente chose.
En conclusion, l’erreur, à mon point de vue, ce sont les transports individuels qui devraient être remplacés par des transports collectifs, et le fret routier qui devrait être remplacé par le rail.