Du meurtre d’un cycliste à la croissance économique

Le décès de Paul Varry, suite à l’attaque volontaire d’un automobiliste au volant de son SUV à Paris la semaine dernière a suscité beaucoup d’émotion dans la communauté des cyclistes. Les médias nationaux, d’ordinaire peu loquaces en la matière, s’en sont fait le relais. En hommage à la victime, des rassemblements spontanés ont eu lieu devant les mairies de nombreuses villes en France le Samedi suivant le meurtre. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’un cycliste est volontairement tué par un automobiliste. Et c’est aussi le cas de piétons.

En juillet dernier, toujours à Paris, avenue du Père Lachaise, un jeune automobiliste fonçait délibérément sur la terrasse d’un café, tuant une personne et faisant six blessés. Il y a quelques années, sur une route de campagne en province, une vieille automobiliste fauchait successivement dans la même journée le long de son itinéraire plusieurs cyclistes dont certains décédèrent. Difficile de croire, dans ce cas, à la thèse d’un « accident ».

La violence automobile, loin de s’être apaisée, semble au contraire augmenter. Pourtant, les pouvoirs publics qui, il y a quelques années, ne pensaient l’aménagement de « voies à mobilité douce » qu’en terme de tourisme, semblent avoir pris conscience que l’usage de la bicyclette ne concerne pas seulement les randonnées des vacanciers ou les entraînements des sportifs mais aussi les déplacements quotidiens d’une bonne partie de la population. Ils sont ainsi passés de l’aménagement de voies « vertes » sur les berges des canaux et sur les anciens ballasts de voies de chemins de fer désaffectées à la construction de nombreuses bandes et pistes cyclables en milieux urbains, périphériques et ruraux.

S’il ne faut pas désavouer ces efforts, il faut tout de même se demander pourquoi le nombre de piétons et de cyclistes renversés par les automobilistes, qu’ils en décèdent ou pas, augmente de façon significative.

Plusieurs causes sont à mon avis à l’origine de ce phénomène.

D’abord, la frénésie quotidienne engendrée par le rythme infernal du monde moderne. La concentration des lieux de loisirs, de travail et de services publics dans des zones dédiées de plus en plus éloignées des lieux d’habitation rend le réseau routier de plus en plus complexe et le surcharge. Les temps de déplacement sont plus longs, la vitesse augmente nonobstant la signalisation et l’attention requise pour circuler dépasse les capacités de concentration des automobilistes.

Ensuite, croyant régler ce problème, les pouvoirs publics opèrent une véritable ségrégation des flux en créant des infrastructures propres à l’usage de chaque mode de déplacement en fonction de leurs vitesses respectives. Bien souvent la création d’une piste cyclable parallèle à la route s’accompagne d’une réfection totale de la chaussée automobile qui augmente le confort de l’automobiliste, le pousse à aller plus vite et réduit sa prudence. Désormais libéré de l’entrave à son attention et à sa vitesse que constituait pour lui la présence d’un nid de poule, ou d’un cycliste ou d’un piéton à dépasser, il ne supporte plus que le défaut de chaussée ou les humains défaussés d’auto surgissent ailleurs sur son itinéraire, même dans le respect des règles de circulation. L’intolérance devient la norme en toute situation et en tout endroit.

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Les équipements électroniques et sécuritaires des véhicules motorisés, avec les ordinateurs de bords, les vitres et les rétroviseurs électriques, l’insonorisation du moteur, le confort des garnitures intérieures, des sièges et des suspensions, l’arrondissement des angles des carrosseries coupent de plus en plus l’automobiliste de la réalité de ce qui se passe à l’extérieur de son habitacle. Il devient insensible à son environnement. Un sentiment de puissance et de sécurité lui fait oublier la nature dangereuse de son véhicule et de sa conduite et ce qui constituait jadis une prise de risque dans une 4L ou une 2CV devient une assurance de s’en sortir sans dégât en cas d’accident.

Tant de rondeur et d’informatique, tant de silence dans l’habitacle étouffent le danger et l’usager fragile et lent qu’il rencontre ne saurait être, selon lui, incommodé par tant de paix acquise. Pourtant nul cycliste, nul piéton ne souhaite se vautrer sur ce sofa à roulettes. Et s’ils s’avisaient de le faire dans un élan de jouissance provoqué par le fol ramonage d’une oreillette insinuant une musique psychédélique dans leur conduit auditif, l’automobiliste repousserait aussitôt d’un coup d’accélérateur l’hôte indésirable comme s’il eût été l’intrus glissé dans les draps de son propre lit.

L’idéologie sécuritaire, avec sa technologie et ses ségrégations, ne résout rien. Elle renforce la croissance des nuisances et la guerre entre les parties dont les plus faibles, les plus lents et les plus fragiles seront toujours les victimes.

Serait-ce trop condamner le progrès que d’entretenir modérément les routes où la chaussée déformée et rapiécée imposerait par obstacle une vitesse réduite, que de déséquiper les véhicules à moteur dont une mécanique rendue à sa simple fonction sans confort ni prothèse électronique rendraient leurs conducteurs aux vertus de la prudence et de la sobriété, voire au choix plus judicieux d’un véhicule musculaire, que de relocaliser les lieux de travail, de loisirs et de service public en favorisant l’artisanat au détriment de l’industrie, que de planter des arbres au milieu de la chaussée entre deux voies de circulation pour apaiser le rapport à la route et le remettre à sa juste place dans le sentiment du voyage? Et s’il faut mourir d’être malade, autant que ce soit dans son lit, entouré de ses proches et assisté d’un médecin de campagne, plutôt que sur un brancard dans un hôpital hight tech aux urgences embouteillées où l’on aura été conduit par hélicoptère à deux cent kilomètres de sa maison.

Penser depuis les racines le bourgeonnement acnéo-médiatique et contemporain du problème automobile (qui n’en est pas le printemps) remet en cause tout le système de la croissance économique et la croyance qu’elle nous tirera d’affaire et réduira le nombre de meurtres par automobile dont le parc est déjà lancé sur les routes contrairement à celui des ogives nucléaires qui, pour l’instant, restent sur leurs rampes de lancement.


Gwenaël De Boodt

Un commentaire sur “Du meurtre d’un cycliste à la croissance économique

  1. zaph

    Merci de ces réflexions étayées et pertinentes.

    On pourrait rajouter l’accroissement de la puissance des voitures comme cause d’aggravation des accidents.

    Vous mentionnez 2cv et 4L. Ces véhicules, diffusées à plusieurs millions d’exemplaires ,avaient une puissance d’environ 30 CV . Pour un véhicule moyen type 204 un moteur de 50 CV les propulsait à 138 km/H….

    Aujourd’hui le moindre véhicule possède un moteur de plus de 100 CV. Quelle nécessité d’une telle puissance pour circuler en ville alors que la vitesse moyenne est de 15km/H ?

    Les ravages de l’individualisme et de la perte du bien commun conduit aux excès que nous pouvons constater à tous les échelons de la société.

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