La mobilisation infinie

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Peter Sloterdijk, philosophe allemand contemporain écrit depuis un certain temps des essais divers concernant les grands drames, problèmes et préoccupations de la société occidentale postmoderne. Très heideggérien et nietzschéen dans ses réflexions, Sloterdijk nous démontre d’un œil critique, intelligent et très pointu les grands paradoxes et les grands désespoirs d’une pseudo société post-apocalyptique. Extraits.

La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique

Le « dynamisme » moderne a contribué à la conservation de la rigidité la plus a-spirituelle sous des formes supramobiles. Qui veut savoir ce que cela signifie en détail doit chercher la bonne réponse à la question suivante : qu’est-ce que les automates, les entreprises industrielles et les cadres de la politique et de l’économie ont en commun? et il doit découvrir que ces trois catégories véhiculent la leçon cinétique exemplaire pour les citoyens de la modernité : ces trois catégories leur montrent avec efficacité ce que l’automouvement veut et ce qu’il fait: s’immiscer pour rester engagé dans l’action, se mettre en marche pour se maintenir en mouvement à tout prix. Voilà la haute école de l’automation qui ne connaît pas de différences fondamentales entre les machines intelligentes et les agents humains. Quand le Soi cinétique se met en mouvement et qu’il prend l’initiative, il devient de son « propre » chef l’agence centrale de l’activité auto-activée.

En utilisant comme métaphore les bouchons automobiles, Sloterdijk montre de manière très convaincante comment la mobilisation infinie ne peut que s’inverser en son contraire, l’immobilité :

La société moderne a réalisé au moins l’un de ses projets utopiques, celui de l’automobilisation complète, la situation où chaque Soi majeur se meut lui-même au volant de sa machine qui se meut elle-même. Parce que dans la modernité le Soi ne peut pas être pensé sans son mouvement, le moi et son automobile font métaphysiquement un, comme l’âme et le corps de la même unité de mouvement. L’automobile est le double technique du sujet transcendantal, actif par principe.

C’est la raison pour laquelle l’automobile est l’objet sacro-saint de la modernité, elle est le centre cultuel d’une religion universelle cinétique, elle est le sacrement sur roues qui nous fait participer à ce qui est plus rapide que nous-mêmes. Qui conduit une voiture s’approche du divin, il sent son petit moi s’élargir en un Soi supérieur qui lui donne en patrie le monde entier des voies rapides et qui lui fait prendre conscience du fait qu’il a vocation à une vie supérieure à l’existence semi-animale du piéton.[…] cet automouvement général se transformait à l’occasion en une immobilité générale. Dans ces instants-là, nous nous rendions compte que – même si personne ne voulait l’admettre – nous étions depuis longtemps chassés du paradis de la modernité et qu’à l’avenir nous devrions apprendre à la sueur de notre front le stop and go postmoderne. Pour cette raison (outre les pannes d’électricité légendaires de New York qui peuvent nous faire rêver) les bouchons monstrueux sur les autoroutes estivales de l’Europe centrale sont des phénomènes importants du point de vue de la philosophie de l’histoire, voire du point de vue de l’histoire de la religion. Ces bouchons font échouer un élément de la fausse modernité, ils marquent la fin d’une illusion – ils sont le Vendredi saint cinétique où s’évanouit l’espoir d’une rédemption par l’accélération. Par ces après-midi brûlants de chaleur dans l’entonnoir de Lyon, dans l’enfer de la vallée du Rhin près de Cologne – au Irschenberg, on se trouve coincé sur le parking le plus long d’Europe, pare-choc contre pare-choc sur 50 kilomètres devant soi et derrière soi -, de noires intuitions historico-philosophiques s’élèvent comme des gaz d’échappement, des mots critiques pour la civilisation, prononcés en glossolalie, s’échappent des lèvres, des nécrologies de la modernité parviennent des fenêtres latérales, et indépendamment de leur niveau d’instruction, les occupants des voitures éprouvent le pressentiment que cela ne pourra plus durer longtemps. Il y a des signes avant-coureurs d’une nouvelle « ère ». Même celui qui n’a jamais entendu le mot postmoderne s’est déjà familiarisé avec ce phénomène par ces après-midi dans les bouchons. Et en effet, on peut formuler ce phénomène du point de vue de la théorie de la civilisation : partout où les automouvements déchaînés provoquent des bouchons ou des tourbillons, des rudiments d’expériences naissent ; en elles, l’actif moderne se transforme en un passif postmoderne.

Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique (Bourgois, 2000, traduction de Eurotaoismus. Zur kritik der politischen Kinetik, 1989, p. 38 et 39-41 dans l’édition Points Seuil)