Critique de la notion d’indépendance énergétique

Contribution à la critique de la notion « d’indépendance énergétique« . Première partie.

Traiter la notion d’indépendance énergétique et en faire une critique générale à la fois historique, politique et écologique est affaire assez complexe car elle doit articuler entre elles toutes les problématiques actuelles dans une analyse générale de l’histoire contemporaine depuis au moins le début du 20e siècle.

Alors disons le d’emblée pour être clair et faciliter la compréhension de l’exposé: l’énergie c’est la guerre! Ou de manière plus percutante: l’énergie est l’essence même de la « guerre totale ». C’est désormais un grand secret de Polichinelle depuis la guerre d’Irak et confirmé à nouveau avec la chute de Kadhafi: armes, argent et tyrannie gravitent autour de l’énergie.

Cette sordide et criminelle réalité gravitationnelle inhérente à l’énergie ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’est brutalement révélée aux états-majors avec les nécessités nouvelles de la Grande Guerre. Le mot énergie n’existait pas encore dans le vocabulaire militaire de l’époque. Pour la « Boucherie de 14-18 », aux côtés des hommes chair à canon, il y avait encore des chevaux en chair et en os, si non directement engagés dans les combats du moins utilisés comme traction animale.

Mais très vite, dans l’enlisement des opérations militaires, la pénurie des « combustibles liquides » s’est fait sentir et en 1917 l’élite militaire française prend conscience que sans cette substance essentielle de la mobilité il est impossible d’avancer vaillamment dans la guerre totale.

A l’origine, l’obsession de l’indépendance énergétique de « La France » relève de préoccupations d’état-major (militaire). Pour que la guerre puisse être une « guerre totale » il faut s’assurer une source intarissable d’énergie… L’inverse, présenté sous l’euphémisme positif d’ »indépendance énergétique« , est aussi à considérer. L’abondance d’énergie, qui plus est concentrée sous forme de grand monopole, implique presque comme une nécessité vitale la « guerre totale ».

De la même façon, toujours dans un souci de compréhension, l’entité « La France » si facilement usitée sans être questionnée sera écrite ici en italique et entre guillemets.

Lorsque « La France » décide dans les années 1970 de concrétiser au plus vite son programme nucléaire dit « civil », elle le fait… au nom de « l’indépendance énergétique de La France« . L’entreprise est grandiose… Largement déballé des cartons par Pierre Guillaumat, l’homme du Général, du pétrole, de la guerre et de la bombe, depuis les années 1950 elle avance en France comme une fatalité mais reste très aventureuse. Pleine d’incertitudes techniques, il lui faut trouver dans le contexte de l’époque un prétexte crédible et construire une doctrine nationaliste suffisamment mobilisatrice pour convaincre une bonne majorité silencieuse et faire taire, si nécessaire par la masse, les éventuelles résistances.

Pour le prétexte, le « 1er choc pétrolier » a fait l’affaire. Pour la doctrine d’union nationale, les « aléas du marché de l’énergie » sont tombés pile poil et « La France » a eu une idée parfaitement adaptée pour satisfaire ses nécessités nucléaires. L’urgence de faire resurgir les menaces sur « l’indépendance énergétique » nationale lui est apparue. Une formule ultranationaliste valorisant son intelligence exceptionnelle dans ces circonstances menaçantes est restée célèbre jusqu’à aujourd’hui: « En France on n’a pas de pétrole mais on a des idées« . C’est la plume ou directement le petit père président de l’indépendance énergétique qui l’a émis… pour « La France« . En désignant indirectement par le mot « pétrole » un ennemi en provenance du monde arabe, VGE le chef de l’État a su « démocratiser » en urgence le programme nucléaire considéré par les élites politiques d’après guerre comme identitaire et salvateur pour « La France« .

L’imposture énergétique dure encore aujourd’hui, dans l’ensemble de la classe dirigeante on parle et on s’affronte sur l’idéal « d’indépendance énergétique de La France« . Un demi-siècle plus tard aucune défection, l’unanimité est totale, l’ensemble des responsables politiques interchangeables l’associe indéfectiblement à l’énergie nucléaire. Négligeable exception aisément annihilée dans le jeu des appareils politiques: le bastion des « écolos » anti-nucléaire, mais pour cette formation caméléon, la notion d’indépendance énergétique reste, reprise telle quelle sans critique écologique, pour être associée au développement des « énergies renouvelables ».

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On peut remarquer d’emblée que cette notion « d’indépendance énergétique » est la traduction moderne en terme technique de la traditionnelle « souveraineté nationale« , on est bien de plein pied dans le domaine militaire.

Avant de réfléchir sur la notion d’ »indépendance énergétique » et de la mettre en relation intime avec la guerre, il peut être utile de se remémorer quelques uns des nombreux aspects historiques à l’origine de la si soudaine aventure nucléaire française. Quel était le contexte énergétique, écologique économique et idéologique de l’époque?

Contexte de « Crise Énergétique »

Lorsque survient le 1er choc pétrolier en 1973, les experts en énergie, ceux qui lisent les revues spécialisées sur le sujet, savent qu’il n’est pas dû au contexte local du Proche-Orient et encore moins à l’augmentation soudaine du prix du baril. A ce moment crucial de l’histoire occidentale une nouvelle donne énergétique est découverte ou plus exactement le risque de pénurie énergétique essentiel à la croissance économique ne peut plus être ignoré ou censuré. C’est du moins ce que l’on peut deviner à la lecture de « Stratégies Énergétiques planétaires » d’Amory B. Lovins, publié justement en 1973. Il faut dire qu’en tant que physicien travaillant pour les Amis de la Terre sur les questions de l’énergie, l’auteur de ce livre sait qu’il faut lire entre les lignes la littérature écrite par des experts au service des grandes puissances.

Malgré les diverses formules et tournures de prudence sa sentence est claire: « Nos connaissances géologiques ne justifient plus l’espoir que de nouvelles découvertes, bien qu’étendues et parfois tactiquement importantes, modifieront sensiblement cette image stratégique. Les conditions nécessaires à la présence de pétrole et la situation des principaux bassins sédimentaires de la Terre sont maintenant suffisamment bien connues pour que l’on puisse estimer avec quelque confiance le total des ressources utilisables. Les dépôts importants qui restent à prouver ne retarderont pas beaucoup la date de l’épuisement (soit dans le premier tiers du siècle prochain, si la consommation continue à croître assez rapidement dans les quinze vingt années à venir, comme cela est prévu par presque tous les gouvernements). Si la consommation de pétrole continue de doubler tous les dix ans, alors le doublement des réserve mondiales ne retarderait l’échéance finale que de dix ans »… « …, comme cela est prévu par presque tous les gouvernements… »

Le texte, par sa phrase finale, laisse une petite imprécision. Il ne permet pas de savoir si le « presque tous les gouvernements » avait prévu seulement le doublement de la consommation de pétrole ou si il avait compris aussi l’épuisement des ressources dans le premiers tiers du siècle suivant.

Le grand public mieux informé sur la chose énergétique le sait aujourd’hui: dans ces années là, entre 1960 et 1970 survenait le « pic des découvertes« . Les grandes et fabuleuses découvertes de réserves pétrolières faciles à extraire datent de cette époque de ruée internationale vers l’Or Noir. Mais aussi, dès ces années de généralisation de « l’american way« , les États-Unis, premiers producteurs mondiaux de pétrole depuis un siècle, découvraient qu’ils passaient eux leur « peak oil« , ou, plus justement, les autorités politiques de ce pays sont désormais informées qu’à partir des années fatidiques de 1970-1971 les États-Unis vont devenir gros importateur et dépendre de plus en plus du pétrole du Proche et Moyen-Orient.

Pour que l’Amérique reste « l’Amérique« , les Dollars vont devoir quitter le pays natal et voyager à la recherche de l’Or Noir… Et en terme géopolitique l’aigle impérial devra déployer ses ailes sur le monde et sortir ses griffes pour nourrir sa progéniture automobile et assurer sa croissance économique… pour que « l’Amérique reste l’Amérique ».

À suivre.

Image: Combo

4 commentaires sur “Critique de la notion d’indépendance énergétique

  1. laurent

    Il est vrai que la solution qui consiste à tendre vers l’indépendance énergétique par la sobriété et la décroissance ne semble pas effleurer « presque tous les gouvernements » .

  2. Nico

    «  »En France on a pas de pétrole mais on a des idées »,
    Voici les 2 principales idées de ce glorieux leitmotiv en question:

    1/ aller se ruiner en allant acheter du pétrole ailleurs (Moyen Orient) puisqu' »on » en « a pas », et en profitant de corruptions et de tyrannies tout en polluant mortellement (Total au Nigeria)
    2/profiter de la misère du NIger en entretenant ses dictatures succesives pour garder la main sur son uranium dont dépend crucialement le nucléaire français (Areeva)

    Ces 2 idées (géniales!) ont été défendues bec et ongles par tous les gouvernements successifs depuis les années 70.

    ..

  3. Vincent

    Merci pour l’article. J’ai deux remarques:

    1. « Alors disons le d’emblée pour être clair et faciliter la compréhension de l’exposé: l’énergie c’est la guerre! »

    C’est surtout la base du développement économique. Des spécialistes de l’énergie comme Jancovici émettent l’hypothèse que la faible croissance, et donc le chômage de masse, que nous connaissons depuis les années 70 seraient due au coût de plus en plus élevé de l’énergie. Après un siècle où les hydrocarbures ne coûtaient rien et ont permis beaucoup de progrès, les décennies qui viennent risquent d’être très difficiles.

    2. « Lorsque « La France » décide dans les années 1970 de concrétiser au plus vite son programme nucléaire dit « civil », elle le fait… au nom de « l’indépendance énergétique de La France » »

    En fait, c’est n’est qu’à moitié une arnaque : par définition, une centrale nucléaire ne peut produire que de l’électricité. C’est déjà bien, mais ça ne remplace pas du tout le pétrole, puisque même dans les années 70, très peu de centrales électriques fonctionnaient au pétrole.

    Ce que le programme électronucléaire a permis, c’est de réduire considérablement notre dépendance au charbon et au gaz. Pour une comparaison, voir la situation en Allemagne ou en Chine.

    On doit espérer que des scientifiques dans les vingt ans qui viennent vont réussir à trouver une alernative au pétrole pour faire rouler des véhicules, voler des avions, et fabriquer plastique, engrais et médicaments.

  4. MOA

    Vincent « Ce que le programme électronucléaire a permis, c’est de réduire considérablement notre dépendance au charbon et au gaz. »

    Pas tant que ça en fait.

    L’électricité ne représente qu’environ 20% de l’énergie utilisée en France et cette électricité est d’origine nucléaire à 80%

    Ce qui fait que le nucléaire ne fourni en réalité qu’environ 15% de l’énergie utilisée en France.

    Tout le reste c’est du pétrole, du gaz et du charbon dont on est massivement dépendant….

    Notre soit disant indépendance énergétique gace au nucléaire n’est que farce et propagande et mensonge. Même si nos sols étaient farcis d’uranium… ce qui n’est pas le cas (on a tout épuisé dans le1960 il me semble). De plus les reacteurs nucleaires sont sous licences américaines… tu parles d’une indépendance.

    Le nucléaire civil ne permet que de fournir l’armée en uranium appauvri (résulat de la fission nucléaire aussi) pour leurs balles (cf. 1ere guerre du golfe) (et pour le MOX. les japonnais apprécient sans doute) et en plutonium (résulat de la fission nucléaire aussi) pour les bombes. Et accessoirement, de recracher un peu moins de C02 dans l’atmosphère.
    Accessoirement car on en recrache largement assez pour rendre la vie invivable sur Terre dans les prochaines decennies si on ne change rien. Un peu plus ou peu moins, du coup…. l’Allemagne a décidé un peu plus d’ailleurs….

    Je conseille vivement comme cadeau pour les petits et grands « Saison Brune » de Philippe Squarzoni. Une Bande dessinée exceptionnelle. Et comme il y a des dessins… hop, on offre l’air de rien aux réticents des livres… C’est une BD, certes, mais c’est surtout un essai sous forme de BD (près de 500 pages).

    Vincent : « C’est [l’énergie] surtout la base du développement économique.

    Un synonyme de Développement Economique sous un régime libéral (concurrence « libre » et « non faussée »… non faussée… ben voyons) est Guerre Economique. Cette guerre économique entre les pays a remplacé la guerre traditionnelle après la 2nd guerre mondiale (cf. les origines du marché économique européen). Cette guerre économique se transformera à nouveau (se transforme déjà) en guerre « traditionelle » (avec des drones en plus et autres fantassins « augmentés »…) pour s’approprier les ressources (énergie comprise) dans un contexte d’épuisement desdites ressources. La boucle est bouclée.

    Donc oui : « « Alors disons le d’emblée pour être clair et faciliter la compréhension de l’exposé: l’énergie c’est la guerre! » telle que le dit l’auteur.

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