L’Esprit du Capitalisme (3/4)

« Big Business avec Hitler »

La collaboration d’une transnationale occidentale avec une entreprise criminelle reconnue comme telle par les dites « grandes démocraties du monde libre » est-elle une exception confirmant la règle ou au contraire la règle avec de rares exceptions ? Y-a-t-il des antécédents dans l’histoire ? Et sont-ils suffisamment démonstratifs pour écarter les hypothèses de l’exception, de l’égarement ou de l’accident ? La réponse est oui aux deux questions.

Une des énigmes du 20e siècle qui mobilisa les sommités universitaires et fit couler beaucoup d’encre savante fut l’ascension au pouvoir en Allemagne d’un groupuscule criminel qui mit à feu et à sang l’Europe entière et organisa à l’échelle industrielle un holocauste. Comment dans ce pays au centre de la grande civilisation européenne qui donna naissance à d’illustres artistes, grands compositeurs et musiciens et brillants hommes de lettres et poètes, qui éleva la philosophie jusqu’à un très haut niveau de réflexion et d’abstraction dans tous les domaines: histoire, politique et esthétique et qui donna au monde les plus grands esprits scientifiques, comment donc dans ce creuset de la très haute culture, un vulgaire politicien de basse extraction a pu mettre à ses ordres toute une nation ? Non seulement la populace ignare, la foule inculte, mais aussi les élites cultivées et les plus brillants scientifiques du temps furent mobilisés et se laissèrent entraîner dans la furie collective.

En fait d’énigme, il n’y en a pas vraiment eu. Elle fut essentiellement savante, construite a posteriori par les sommités des diverses spécialités universitaires pour faire disparaître dans les brumes fumeuses de la recherche les fées qui œuvrèrent à l’ascension de l’enfant prodige du totalitarisme. Bref, le mystère fut post-partum, né de l’effacement des traces de collaborations des grandes firmes industrielles et de la haute finance avec le futur Führer. Elles furent en effet nombreuses les grandes entreprises à voir Hitler en homme providentiel du capitalisme, non seulement en Allemagne mais aussi ailleurs en Europe et outre-Atlantique. En post-partum les études universitaires s’efforcèrent de produire une sorte d’immaculée conception à l’avènement de l’irrésistible Führer. Le bagou d’Hitler expliquait tout. Entre autres choses, et recherches savantes, on étudia avec détail la psychologie de masse du fascisme…

Mais l’effort maïeutique du l’historien Jacques R. Pauwels fait accoucher une vérité plus tellurique et permet ainsi de dissiper les brumes universitaires du conte de fée. Dans son livre « Big Business avec Hitler », il nous fait découvrir sans détour la dure réalité matérielle de l’accouchement du nazisme (1).

Comme pour le travail d’Howard Zinn on plonge dans l’horreur glaciale tout en découvrant l’étendue immense de notre ignorance. Là il n’y a pas une seule mais une multitude de puissantes transnationales qui collaborèrent avec une organisation criminelle. Non seulement elles collaborèrent mais aussi la favorisèrent, voire la créèrent. Sans le « Big Business » germanique mais aussi étasunien et international animé unanimement par l’esprit du capitalisme, l’enfant prodige du totalitarisme n’aurait rien pu entreprendre et, en définitive il n’aurait été que le personnage grotesque du dictateur représenté par Charlie Chaplin.

Aux sources de la Blitzkrieg se pressent les transnationales étasuniennes. L’innovation militaire de l’état-major allemand, la nouvelle « guerre éclair » d’Hitler est en effet une œuvre collégiale scientifique et technique, industrielle et transnationale. Jacques R. Pauwels signale à ce propos « l’interpénétration des capitaux allemands et américains ».

Notre recherche est celle de la règle ou de l’exception dans la collaboration des transnationales au crime organisé de haute intensité comme dans la Seconde Guerre mondiale ou de basse intensité comme aujourd’hui avec les régimes dictatoriaux gardiens des mines et puits pétroliers.

Voyons par étapes les fées préparatrices de la Blitzkrieg. On sait déjà trop bien que l’argent est le nerf de la guerre. Dès les années 1920 de bonnes fées surent subvenir à l’argent de poche du jeune futur Führer, elles furent bien sûr germaniques, mais pas seulement. Venus d’outre-Atlantique, de généreux Rois mages croyant en la bonne étoile du jeune prodige firent parvenir des dons somptueux et contribuèrent à son ascension politique. De grands noms comme Henry Ford et le clan Rockefeller pouponnèrent la phalange germanique en herbe et apportèrent leur pierre pour l’édifice totalitaire.

On sait aussi depuis la Grande Guerre qu’en plus de l’argent il faut du carburant, absolument beaucoup de carburant pour avoir une chance de triompher dans un conflit moderne. L’Allemagne, territoire sans gisement pétrolier, n’en manqua pas. Là aussi de généreux donateurs venus d’Amérique s’assurèrent qu’au moment du choc suprême dans sa guerre éclair à l’Est la Wehrmacht ne souffre d’aucune faiblesse ou perte de vitesse par pénurie d’essence. La Standard Oil of New Jersey et Texaco, donc les firmes pétrolières américaines, honorèrent leur livraison mortifère.

Mais pour entreprendre une guerre ultra-moderne – la Blitzkrieg envisagée par Hitler – il faut des technologies à la pointe des sciences et techniques. Et là, c’est la ruée générale, toutes les grandes industries étasuniennes ou presque se solidarisèrent avec le chef suprême de la Wehrmacht. En vrac on peut citer, Ford et General Motors pour le matériel roulant et volant, ITT pour les télécommunications, IBM pour l’organisation logistique et rationaliste du crime de masse, Alcoa pour l’aluminium, Monsanto, Dow Chemical et Du Pont en coopération technico-commerciale avec IG Farben dans le secteur de la chimie, Pratt & Whitney, US Steel, Singer, Union Carbide, Kodak, Westinghouse, sans oublier Coca-Cola.

Bien évidement, cette mobilisation des grandes firmes américaines n’était pas faite pour les beaux yeux du Führer, mais répondait aveuglément à l’esprit du capitalisme, les profits qui pouvaient être retirés de ce titanesque effort de guerre du 3e Reich. « Au début des années 1930 toutes ces firmes avaient leur tête de pont en Allemagne ».

Devant cet impressionnant raz de marée de bonnes volontés, cette déferlante technologique étasunienne au service de l’effort de guerre du 3e Reich, Jacques Pauwels parle de « Blitzkrieg Made in USA ».

Parmi les firmes qui avaient des filiales installées en Allemagne comme General Motors et Ford, il faut rappeler qu’elles bénéficièrent aussi de la « Loi Travail » particulièrement chiadée du 3e Reich. Et puisque l’on découvre les bonnes grâces du 3e Reich pour la grande industrie automobile, il est important de remettre les choses dans leur ordre historique et rendre à César ce qui est à César…

D’abord Henry Ford est le père spirituel d’Hitler, le futur Führer était un admirateur du grand patron américain mais aussi grand penseur, auteur de « The International Jew » (« Le Juif International »), livre où son esprit très visionnaire identifie la menace du « judéo-bolchévisme » pour « le monde libre ». Ensuite, quand Hitler est devenu Führer, c’est au tour du grand constructeur automobile de devenir admirateur du dictateur germanique. Et pour couronner le tout, après la Guerre, la CIA consciente de « ce qui est bon pour l’Amérique » importa tel quel en Amérique du Sud la Loi Travail du 3e Reich pour le plus grand bénéfice de Ford et de General Motors, comme le rappelait Naomi Klein et comme on le redécouvre aujourd’hui avec des procès instruits contre les constructeurs automobiles étasuniens (2).

Quelle drôle d’idée, en effet, que d’aménager des salles de torture dans des usines automobiles. Mais on le sait, « ce qui était bon pour General Motors et Ford (sous le 3e Reich) est bon l’Amérique ».

D’autres industries en Europe faisaient de juteuses affaires avec le 3e Reich. La Suède se déclarait « pays neutre », mais comment faire des chars allemands sans le minerai de fer suédois ? En toute logique économique, sa neutralité lui permettait de commercer en toute bonne conscience… avec le crime organisé. Comment faire mouvoir les chars de la Wehrmacht sans les roulements à billes SKF suédois ? Arrêtons là la liste des entreprises collaborationnistes, épargnons la Suisse, autre « pays neutre » mais surtout plaque-tournante du blanchiment de « l’or nazi ».

Aujourd’hui, on a le plus grand mal à imaginer que l’élite scientifique américaine et les ingénieurs de multiples firmes étatsuniennes donnèrent le meilleur d’eux-mêmes et mirent au point des systèmes d’armement hautement sophistiqués livrés à la Wehrmacht. Il est vraiment difficile de saisir la monstruosité totalitaire de la réalité : des dizaines de millions d’Européens et quelques 400 000 soldats US périrent sous le feu infernal d’une Guerre-éclair d’Hitler « Made in USA ».

« De quoi Total est-elle la somme ? »

Nous avons suffisamment avancé dans notre recherche historique sur l’esprit du capitalisme et son affinité élective avec les régimes autoritaires et autres organisations sanguinaires. A ce stade et pour ne point être accusé de nous complaire dans la torture psychologique en remuant le couteau dans la blessure narcissique du « monde libre », il nous était possible d’abréger les souffrances en passant directement à la conclusion avec les analyses précises d’Apoli Bertrand Kameni sur les origines de l’Apartheid comme « fille du de la révolution atomique ».

Malheureusement pour nous un improbable concours de circonstances nous oblige à ne pas faire l’impasse sur le livre d’Alain Deneault « De quoi Total est-elle la somme ? » (3). Il est en effet paru en 2017, l’année même où éclate et s’aggrave l’affaire LafargeHolcim.

Il se trouve qu’avec la procédure lancée contre le cimentier on apprend que d’autres grandes entreprises françaises étaient présentes en Syrie au temps de la gloire du Califat. A cette occasion, la presse nous informe qu’elles décidèrent de partir ; parmi elles : Total, notre grand fleuron national.

L’histoire ne nous dit pas si leur départ est le résultat de l’échec de négociations secrètes avec Daech. Mais peu importe, dans le contexte et en contraste avec LafargeHolcim, leur choix le quitter la Syrie a été considéré et même salué comme un acte vertueux.

Circonstance improbable et divine surprise, par ricochet Total se retrouve encensée et sacrée entreprise vertueuse de l’année 2017 ! Bien évidemment en France, le cocorico est possible car pour l’heureux automobiliste téléspectateur, Total c’est un ensemble de stations d’essence où selon la devise de la firme « Vous ne viendrez plus chez nous par hasard » ; ou encore, en plus jeune et dynamique mais moins subtil : « Énergisons la vie chaque jour ».

Avant de suivre les analyses iconoclastes d’Alain Deneault, on peut dire, pour le départ de Syrie de Total, que l’entreprise avait d’autres chats à fouetter et beaucoup mieux à faire ailleurs. D’abord, au moment des faits, Total s’était inscrite sur l’axe Moscou-Téhéran avec deux méga projets gaziers.

Ensuite, la chute de Kadhafi en 2011 lui a ouvert un pont d’or noir en Libye. Et surtout, la carrure transnationale de Total et sa place respectable au sein des Big Five l’empêchent d’entrer dans de miteuses tractations de marchands de tapis avec un gang autoproclamé Califat.

Mais revenons à la somme d’Alain Deneault puisque nous sommes sur la piste de l’esprit du capitalisme. Pourquoi un respectable philosophe est-il allé fourrer son nez dans un réseau hexagonal de pompes à essence ? Restons simple, la réponse tient peut-être dans l’étymologie ou l’une des missions premières de la philosophie : l’amour de sagesse et la recherche de la vérité. Signe des temps techniques et technologiques triomphants, il ne semble plus possible aujourd’hui de faire de la philosophie sans mettre les mains dans le cambouis. La vérité se cache dans la graisse noircie des engrenages et des roulements à billes et dans les forages pétroliers comme a pu le constater l’historien Jacques R Pauwels dans ses recherches sur la Blitzkrieg.

Lire aussi :  Le Cœur d'une ville... hélas !

Si un philosophe trempe sa plume dans le pétrole, s’abaisse à nous faire découvrir les basses besognes et les mauvaises fréquentations d’une grande firme pétrolière, c’est que Total est emblématique du « Capital au 21e siècle » De ce point de vue, l’ouvrage d’Alain Deneault comme celui de Naomi Klein sont en effet doublement éclairants et énergisants, car ce n’est pas dans l’assommoir de Thomas Piketty que l’on découvrira ce qu’est justement « Le Capital au 21e siècle ».

Il est vrai que, depuis son ascension au sein du « Big Five » mondial du pétrole, l’entreprise préoccupe et inspire au plus haut point les essayistes de toutes spécialités. Par ses agissements et ses mauvaises fréquentations assidues depuis l’après-guerre, Total, en plus de ses propres marées noires, fait couler beaucoup d’encre liée aux à-côtés de son corps de métier.

Alain Deneault nous remet en effet en mémoire quelques titres de livres et d’articles hautement suggestifs sur le passif de l’entreprise : « Total : le carburant de l’apartheid, 1986 », « Pipe-line secret, apartheid, anatomie d’un crime d’Etat, 1989 », « Totale(e) impunité, les dessous d’une multinationale au-dessus de tout soupçon, 2010 ». Ainsi, en plus des standards universitaires, « La France et le Pétrole » de l’historien André Nouschi, de nombreux auteurs s’intéressent de près au passé et au présent peu glorieux du cas Total, une transnationale au-dessus des lois et qui, selon Alain Deneault, fait la loi deux fois : de fait et la fait écrire. La vérité se cache dans un magma de boue, de sang et de cambouis, ce que Juan Pablo Pérez Alfonso, ministre des mines du Venezuela, nomma en son temps « l’excrément du diable ».

La somme du philosophe est monumentale, le procès à charge est instruit, les preuves sont accablantes, inscrites dans l’histoire : Total et l’apartheid, Total et ses travailleurs esclaves au Myanmar, Total et les crimes de la Françafrique, Total et la pollution dans le delta du Niger, Total et les paradis fiscaux, Total et les officines paramilitaires, Total en Alberta, Total dans l’Arctique à Yamal… mais Total totalement innocent ! Total plus blanc que blanc !

Après la reprise de l’épais dossier à charge, que peut bien dire de plus un philosophe sur la totale impunité de Total ? Catégoriser les méfaits, les classer: « Comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir et régir. Douze verbes permettent de résumer la façon qu’ont eue, au 20 siècle, des multinationales telles que Total de s’affranchir des régimes contraignants des Etats de droit afin de les contraindre, eux à leur tour, à un univers commercial les liant à l’échelle mondiale – page 413 ». Certes, mais encore ?

Mettre un peu d’ordre dans les méandres magmatiques des méfaits de tout ordre permet de comprendre la complexe et fatale gravité ou perversité de la situation ; mais encore ? On approche de la structure du « Capital au 21e siècle ». Transnationales et Etats sont les deux faces et angles d’attaque du capital.

Car, dès le départ il n’y a jamais eu de confrontation mais collaboration. La complicité des Etats concerne aussi et avant tout lesdits « Etats de droit » avec, comme caricature de la transgression du droit, la 5e République et la Françafrique. La diplomatie secrète française et la prospection pétrolière se sont servies et construites mutuellement en Afrique puis ont grandi ensemble pour le rayonnement international de la France et de Total…

Mais en tant que philosophe, Alain Deneault ne peut pas se défausser derrière l’exubérance de son exposé. Il doit au moins satisfaire à la 11e thèse sur Feuerbach : « interpréter le monde » ; ne pas abandonner le lecteur complétement désorienté et submergé par le rouge sang et le noir pétrole de Total.

Rappelons pour mémoire la dernière proposition programmatique de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer ». Après avoir classé et systématisé les pratiques condamnables de Total en regard sinon du droit international du moins de la morale, le philosophe s’autorise enfin un grand point d’orgue dans son domaine de compétence sous le titre : « Le totalitarisme pervers ». Le mot est lâché, les transnationales seraient au final la quintessence d’un totalitarisme qu’aucun tribunal de Nuremberg ou aucune Cour pénale internationale de La Haye ne pourrait condamner.

Nous n’avons pas le bagage culturel suffisant pour convoquer Hannah Arendt et juger de l’utilité philosophique ou historique à définir un nouveau stade ou type de totalitarisme qu’incarnerait l’inattaquable Total avec sa morgue internationale bourrée de cadavres. Contentons-nous à notre humble niveau, puisque le mot est lâché par une autorité universitaire, de mettre un contenu technico-anthropologique à ce « totalitarisme pervers ». Si Total trône au-dessus de tout, « über alles », dans une totale impunité, c’est que l’entreprise dispose à son service de ce que la civilisation industrielle produit de mieux dans ses universités et grandes écoles. Les sciences et les élites à haut niveau d’études sont l’élixir de jouvence pour le renforcement et le renouvellement perpétuel du Capital au 21e siècle. La maxime chère à Christophe de Margerie, l’ex-patron très médiatique de Total, décédé ou suicidé dans un accident d’avion en 2014, exprime une vérité historique sur la montée en puissance des transnationales.

« Total ne fait pas de politique »

En effet, à chacun son job, Total pompe du pétrole, arrose et corrompt ses collaborateurs locaux pour pomper en paix encore plus de pétrole. Dans ce cycle, les décideurs et cadres supérieurs de l’entreprise se consacrent à leur strict domaine de compétence universitaire et professionnelle, l’élite s’exprime dans le meilleur des mondes possibles, tout le monde à son poste: les dirigeants dirigent, les géologues font de la géologie, prospectent et forent, les chimistes de la chimie, les ingénieurs de l’ingénierie, les commerciaux du commerce, les économistes des statistiques, les avocats du droit, les fabricants d’images édulcorent des images d’Epinal… Des dizaines de compétences scientifiques, techniques et artistiques s’unissent pour que Total soit Total.

Rien de tout cela n’entre dans la catégorie politique et encore moins du crime. Les bons élèves des grandes écoles ont un bon job chez Total. Par contre, reste la lutte des classes mais, par l’énormité même des transnationales, elle est devenue quantité négligeable. Le conflit social lui aussi est technicisé, la gestion musclée de la ressource humaine locale ou la chasse à l’homme sur les populations autochtones, bref la stratégie du choc est laissée en sous-traitance aux juntes et clans familiaux censés représenter l’autorité étatique reconnue par la communauté internationale.

Ainsi, comme les autres grandes transnationales, Total reste (presque) totalement immaculée, trônant au-dessus de la mêlée. C’est la structure autoritaire hiérarchisée et géo-localisée de la division du travail caractérisant Le Capital au 21e siècle. Les Etats ne sont là que pour ça. Ils votent des lois ad hoc, multiplient les « états d’urgences », peaufinent des « lois-travail » et parfois comme en France cassent, si nécessaire, le code du travail, pour atteindre l’idéal de la République bananière. Ils délivrent des permis à la demande et par ce fait circonscrivent dans le droit les activités extractives.

Pour le grand domaine de déploiement de la « Françafrique » on sait avec les recherches et les « dossiers noirs » de l’association Survie que les chefs d’Etat africains doivent régulièrement montrer patte blanche à Paris-Total pour perpétuer leur règne et palper les royalties du pétrole… Signe des temps, en France, on a pu voir en 2008 – 2010 un ministre de l’écologie distribuer à tour de bras des concessions et permis de forer pour les gaz de schiste, sans se soucier le moins du monde des conséquences humaines et environnementales de ses paraphes. Ainsi libéré par cette sous-traitance expéditive faisant fi du droit, l’esprit du capitalisme devient pur esprit d’entreprise planant très haut au-dessus des vivants.

Pour Le Capital au 21e siècle, dopé en salves aux sciences et techniques, les autorités publiques se réduisent pour le pire à n’être plus que des Etats compradores des transnationales. Désormais ces dits Etats souverains (de droit ou de non-droit) excellent dans les fonctions de garde-chiourme sur les populations locales et de gardiennage des sites miniers et pétroliers pour la liberté des transnationales.

Sans le moindre sens des réalités, ils votent sur demande les lois ad hoc pour que les activités extractives se fassent dans la stricte légalité. Qu’ils se déclarent de droit ou pas, les Etats, et même les assemblages d’Etats comme la Communauté européenne, n’échappent pas à ce rapport de vassalité face au fantastique concentré d’expertises scientifiques et techniques représenté aujourd’hui par les multinationales. Pour ce microcosme oligarchique, la bonne santé instantanée du monde se mesure aux cotations en bourse des transnationales.

En regard de ce pôle d’excellence universel, le reste se réduit à pas grand-chose et les Etats s’en chargent: le résidu de lutte des classes, les chasses à l’homme dans les populations autochtones, la mise à disposition d’une main d’œuvre précarisée, laminée et soumise, les états d’urgence, les lois-travail voire les codes noirs sur le modèle du 3e Reich ou de l’apartheid, relèvent effectivement de la souveraineté des Etats.

Quelle que soit la situation, la confrontation entre le pôle d’expertises scientifiques représenté par les transnationales et le monde réel des peuples autochtones est rarement idyllique. On retrouve toujours le modèle économique de l’école de Chicago croqué par Eduardo Galeano: pour la liberté des transnationales il faut aplanir le résidu de lutte des classes ou mettre en fuite les populations locales.

Fin de la 3ème partie
Jean-Marc Sérékian
Janvier2018

Notes

(1) Jacques R. Pauwell « Big Business avec Hitler » Ed. Aden, 2013
(2) « Argentine : d’ex-dirigeants de Ford jugés pour complicité avec la dictature militaire »
LE MONDE | 29.12.2017 | Par Christine Legrand (Buenos Aires, correspondante)
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/12/29/argentine-d-ex-dirigeants-de-ford-juges-pour-complicite-avec-la-dictature-militaire_5235652_3222.html?xtmc=ford_argentine&xtcr=1
(3) Alain Deneault « De quoi Total est-elle la Somme ? » Ed. L’Echiquier- Ecosociété 2017