Gaz de Schiste, l’imposture médiatique aussi (3)

Lecture critique d’un article de la presse officielle française : « Faut-il avoir peur du gaz de schiste ? » Le Monde 14 septembre 2012. Par Marie-Béatrice Baudet, Jean-Michel Bezat, Stéphane Foucart et Hervé Kempf (1). En trois épisodes, troisième partie.

Quatrième paragraphe « Des réserves à confirmer »

Donc à explorer… en subliminal… Ici l’article se situe très en retrait de ce que l’on sait déjà. Il reconnait que les chiffres en volume de gaz de schiste récupérable lancés initialement ont souvent été revus à la baisse, avec le cas flagrant de la Pologne. Dans ce pays les autorités locales soudainement devenues plein aux as de gaz schiste, ont dû rapidement déchanter avec les premiers forages. Avec une classe dirigeante dans ce pays d’Europe entièrement à la botte de l’Amérique et donc très favorable et peu regardante sur les dégâts collatéraux, la bulle spéculative n’a pas pu prendre. Les estimations initiales ont sombré, soudain divisées par dix aux premiers puits percés.

Après ces quelques informations le paragraphe finit encore une fois en queue de poisson, aux plus grands profits des pétroliers : « On dispose cependant d’un « modèle » réel riche d’enseignements : les Etats-Unis, où le gaz de schiste, exploité avec intensité, est un grand succès depuis près de dix ans. Les géologues devraient pouvoir en tirer des conclusions applicables sur d’autres terrains. Mais le recul manque encore pour évaluer la durée et le potentiel total des gisements. « Wait and see »« laissons les gaziers travailler » peut-on lire en message subliminal.

Pour mettre en appétit des investisseurs, l’EIA a gratifié le monde de plus de 200 000 000 000 000, bref quelques 200 milles milliards de mètres cubes de gaz de schiste gisent sous nos pieds, potentiellement récupérables et donc à récupérer. La France a été créditée comme la Pologne de 5000 milliards de mètres cube. Comme prévu et comme dans n’importe quelle République bananière, la classe dirigeante a mordu à l’hameçon. Un gérontocrate réveillé par la nouvelle s’est écrié « La France est bénie des Dieux » et le capitaine ad hoc de l’industrie française Louis Gallois a d’emblée comptabilisé l’estimation en richesse matérielle sonnante et trébuchante nationale. Prenant pour argent comptant l’estimation il s’est écrié « La France a deux richesses phares, le nucléaire et les gaz de schiste »…

Face à ces volumes astronomiques de valeur potentielle soudainement apparue sur les écrans radar des investisseurs, il était inévitable que le monde des affaires avec ses représentants politiques se mette en effervescence. Problème, pour rendre réelles ces richesses fabuleuses il faut aller les chercher, les ramener à la surface et les mettre en circulation, c’est l’affaire des pétroliers. Problème pour ces derniers, pour mettre en œuvre la fracturation hydraulique, il faut s’assurer d’un flux financier à la mesure de la complexité technique et donc initier une ruée d’investisseurs sur les valeurs prévisibles. Le décor est planté, on baigne dans une ambiance médiatico-économique de « ruée vers l’or ». Mais lorsque l’on connaît la dure réalité des rendements énergétique sur investissement, très bas pour les gaz de schiste, il faut craindre que l’on soit dans une ruée vers l’or sans or et donc dans une bulle spéculative au profit des compagnies pétrolières créées de toute pièce à l’échelle internationale par l’administration américaine, l’EIA, l’Administration pour l’Information sur l’Énergie.

Nous l’apprenons, nous pauvres français, en mars 2013 dans le Monde diplomatique « La grande escroquerie des gaz de schiste » (2), mais pour nos 4 journalistes complices et fort probablement tous anglophones, l’information était déjà disponible dans Business Insider du 5 juin 2012. Si « Le Ciel est rose » dans le film d’un Josh Fox sarcastique, tout n’est pas rose dans la sphère des flux financiers à la recherche de la valeur située dans les profondeurs. Des nuages noirs lourds de menaces sont apparus dans le cyber-ciel financier, susceptibles de briser l’enthousiasme épidémique recherché par les gaziers. « L’économie de la fracturation est une économie destructrice » avertit un journaliste d’affaire halluciné, son souci n’est bien sûr pas environnemental, « l’extraction dévore le capital à une vitesse étonnante, laissant les exploitants sur une montagne de dettes lorsque la production s’écroule. Pour éviter que cette dégringolade n’entame leurs revenus, les compagnies doivent pomper encore et encore, en compensant les puits taris par d’autres qui le seront demain. Hélas, tôt ou tard, un tel schéma se heurte à un mur, celui de la réalité ». Pour sa survie la bulle spéculative épidémique en Amérique doit devenir pandémique, s’emparer du monde. Pour cela, le 4e pouvoir (médiatique) doit être à la botte et à l’unisson des trois premiers pouvoirs déjà fourrés dans la poche du pouvoir réel des pétroliers.

L’auteur de l’article du Monde diplomatique parle de « bulle spéculative gazière » et après avoir passé en revue des données économiques, financières, techniques et géologiques il conclut par un pronostic critique de tonalité très pessimiste : « ces travaux n’ont retenu l’attention ni des médias [c’est le cas ici pour Le Monde] ni des milieux politiques, submergés par la rhétorique publicitaire des lobbyistes de l’énergie. C’est regrettable [Naomi Klein pourrait lui répondre que c’est logique dans le cadre actuel du capitalisme du désastre], car leur conclusion se comprend facilement : loin de restaurer une quelconque prospérité, les gaz de schiste gonflent une bulle artificielle qui camoufle temporairement une profonde instabilité structurelle. Lorsqu’elle éclatera, elle occasionnera une crise de l’approvisionnement et une envolée des prix qui risque d’affecter douloureusement l’économie mondiale. »

Cinquième paragraphe : « En France, l’énergie couterait – un peu – moins cher. »

Il s’agit d’un des arguments massue des gaziers ciblant bien sûr les piliers du Café du Commerce.

Ici il semble qu’il y ait eu quelques tiraillements pour fixer le titre de ce paragraphe, c’est ce que l’on peut supposer avec les petits tirets encadrant la précision « un peu ».

A partir de ce que tout économiste de base doit savoir sur le prix de l’énergie, on aurait bien vu un choix plus interrogateur du type « peut-on croire… » ou « peut-on espérer… » ou encore « faut-il s’attendre à une réduction du prix de l’énergie en France ? » La question apparaît seulement en débutant le paragraphe.

  • Le Monde : « La France peut-elle espérer que l’exploitation de gaz de schiste – si son sous-sol en contient – entraînera une baisse des prix de l’énergie ? Avancé par les défenseurs du gaz de schiste, l’argument s’appuie largement sur l’exemple des États-Unis, dont la situation est pourtant difficilement transposable. Les prix du gaz conventionnel s’y sont effondrés en raison d’un afflux massif de gaz de schiste sur le marché. Cela a entraîné, par ricochet, une baisse des prix du charbon, devenu, comme le nucléaire, moins compétitif. »

Au final le titre choisi pour ce paragraphe laisse supposer que même en France l’on puisse espérer, avec la mise en exploitation des gaz de schiste, une petite diminution du prix de l’énergie. L’article rappelle qu’il « s’appuie largement sur l’exemple des États-Unis. » On ne devrait même pas en parler.

Rappelons simplement quelques éléments de bon sens… Les gaz de schiste de la même manière que le nucléaire ne doivent pas être considérés comme des « énergies primaires ». Désignés officiellement « hydrocarbures non-conventionnels » leur exploitation dépend de plus d’un siècle de développement technoscientifique à la fois géologique, pétrolier extractif et pétrochimique. La disponibilité encore facile et massive du pétrole conventionnel est indispensable à la mise en œuvre de la fracturation hydraulique. En fait aujourd’hui, toutes les énergies y compris le charbon dépendent peu ou prou du pétrole pour leur mise en circulation, mais les hydrocarbures de schiste décrochent la palme d’or. Ces hydrocarbures de roche mère pompent le pétrole conventionnel à toutes les phases de leur production et représentent avant tout un nouvel apogée de la gabegie d’énergie. Bref sans pétrole classique pas de gaz de schiste possible. Il s’agit là d’un des aspects majeurs imposant la dynamique de bulle spéculative.

L’IRIS dans son article de février 2011 illustrait l’avidité vertigineuse en pétrole des gaz de schiste par l’étude comparative du ratio REI le « rendement énergétique sur investissement ». Il fait le rapport de l’énergie (combustible) produite (récupérée) sur l’énergie consommée (brulée) dans la phase d’extraction. Dans les années 1930, pour produire 100 unité de pétrole on en consommait une, le REI était de 100 : 1. Dans les années 1970 ce rapport était tombé à 25 :1. En 2005 pour le gaz naturel (conventionnel) le REI était de 18 :1. Mais pour les hydrocarbures de roche mère le REI s’effondre à 2 :1. On est passé en dessous de la rentabilité économique qui exige un REI de 3 :1 d’après l’IRIS (3).

Lire aussi :  Novlangue en auto : "Clim' est saine".

Répétons le encore une fois, indépendamment des saccages environnementaux les gaz de schiste représentent en eux-même un gouffre énergétique où une énergie avant tout énergivore en pétrole conventionnel ne prend son sens économique que dans le cadre d’une bulle spéculative ou plus largement sur le plan politique, sa logique s’inscrit dans la stratégie dévastatrice du capitalisme du désastre

Si l’on fait abstraction des bidouillages législatifs et fiscaux toujours possibles et faciles, l’exploitation des gaz de schiste et leur prix dépendent intimement du pétrole conventionnel et de son coût de production. L’éventuelle baisse de prix de l’énergie vendue aux particuliers ne peut se comprendre que comme une opération de marketing dans le cadre d’une bulle spéculative, difficile en France et dans tous les cas incapable de s’étendre au-delà du cours terme. Bref, aujourd’hui comme hier les compagnies pétrolière restent maitres du jeu et des prix sur toute la ligne de leur filière, de la production à la consommation. Si elles veulent offrir une ristourne aux téléspectateurs pour regarder la publicité et les navets on ne pourra pas les empêcher. Ce paragraphe alambiqué fondé sur le cas américain de ruée vers l’or n’avait pas lieu d’être en dehors peut-être de noyer le poisson…

L’article le dit et en profite pour reverser une louche sur le « gain environnemental »

« « Les coûts de production seront plus élevés ici qu’aux Etats-Unis », reconnaît Stanley Nahon. Et le prix final aussi. En outre, le « mix énergétique » est différent. Aux Etats-Unis, de nombreux exploitants de centrales électriques ont remplacé le charbon (50% de l’électricité américaine) par le gaz, dégageant un double gain, financier et environnemental. »

En fin de paragraphe c’est une louche pour la croissance qui est servie.

« Plus largement, le gaz de schiste pourrait profiter à l’économie nationale. Outre-Atlantique, les plus optimistes estiment qu’il a procuré 0,5 à 1 point de croissance supplémentaire grâce à l’emploi et à la relocalisation d’industries. Son développement en France réduirait aussi un peu la facture énergétique, qui a augmenté de 32 % en 2011 (61 milliards d’euros). »

Rappelons ce que la France entière et tout les clients des cafés des Commerces savent par cœur depuis le premier choc pétrolier : « La France n’a pas de pétrole… » alors avec quel pétrole veut-elle aller chercher les hydrocarbures de roche mère… Drôle d’indépendance énergétique de la France ! On connait l’histoire des Shadock mais eux pompaient sans pétrole…

Sixième paragraphe « Un gisement d’emplois difficile à évaluer »

Ici, sur l’argument massue de l’emploi des pétroliers, les journalistes ne se sont pas trop mouillés. Certainement très fatigués à ce stade final de leur performance littéraire, ils se sont contentés de servir en vrac la joute oratoire, les dernier piliers éveillés du café du Commerce, pas encore sous la table sont achevés dans la bataille des chiffres extrapolés et précis à deux décimales près.

Inutile d’insister. Rappelons ici l’origine des divers points étudiés dans l’article du Monde. Il s’agit d’un assez vieux package marketing datant du premier choc pétrolier. Les gaziers l’ont récupéré et le resservent tel quel sans même rafraichir sa rhétorique. L’usage unique et l’obsolescence programmée semble ne pas avoir touché ce secteur d’éducation de masse. Ce set médiatique tout prêt pour assurer un ratissage large dans l’adhésion des consciences a déjà été utilisé par les nucléocrates à leur heure de gloire.

Amélioré d’une composante de greenwashing dans les années 1990 pour « sauver la Planète », il a resservi une première fois aux premiers temps de la ruée vers les « biocarburants ». Ajusté sur mesure pour cibler le cœur et le porte-monnaie de monsieur tout-le-monde le kit comprend les vieux standards nationalistes, économiques, techniques et écologiques de crise et de mobilisation générale. En vrac on a droit à : de l’indépendance énergétique nationale, de la baisse du coût de l’énergie, du rééquilibrage de la balance commerciale, de la relance de la croissance, des créations d’emplois, un impact limité voire favorable sur les paysages et le climat. On a déjà eu tout ça pour le nucléaire puis pour les biocarburants, on nous le ressert, même pas réchauffé, pour les gaz de schiste. Mais sa crédibilité s’est bien amoindrie avec le temps. Par cet article quelque peu anachronique, Le Monde nous balance une pleine louche dans la figure et révèle son vrai visage.

Le client du Café du commerce ne saura pas si oui ou non « il faut avoir peur du gaz de schiste » Mais nous, nous avons appris beaucoup de choses sur Le Monde au cours de cette analyse critique… et nous pouvons encore les mettre en perspective dans « Le monde comme il va »…

Signalons pour finir avec l’analyse des paragraphes que l’article fait l’impasse sur de nombreux sujets de première importance écologique et sanitaire, en particulier le détournement de quantités colossales d’eau pour réaliser la fracturation hydraulique ou que cette technique génère des quantités tout aussi colossales d’eaux usées. Polluées par des centaines de molécules organiques dont certaines sont des cancérigènes notoires ainsi que par des radionucléides remontés des profondeurs elles sont impossibles à recycler dans les circuits habituels de traitement des eaux…

Contrairement aux fuites dans l’atmosphère et aux contaminations des aquifères rapidement bien connues puisqu’elles relèvent de l’ingénierie, ce que ne pouvaient pas prévoir les ingénieurs c’est la remontée d’éléments radioactifs des profondeurs avec les eaux de la fracturation hydraulique. Le problème a été révélé par le New York Times (4). Oui vous avez bien lu, l’information était disponible en février 2011, non pas dans une obscure revue de géologie ou d’ingénierie de l’extrême, mais bel et bien dans un des quotidiens les plus connus des Etats-Unis d’Amérique. Le Monde n’en parle même pas, peut-être ne veut-il pas faire peur à ses lecteurs pour conserver intacte sa belle neutralité journalistique.

Quelque temps plus tôt, en févier 2012 les lecteurs du journal « Le Monde » avaient été gratifiés d’un éditorial particulièrement enflammé : « Le pétrole flambe, le gaz de schiste attend » (5). En quelques lignes, toutes les formules marketing des gaziers étaient déballées et jetées à la figure du lecteur.

L’éditorialiste s’exhibait sans entrave comme un cracheur de feu pour en mettre plein la vue à des spectateurs médusés. Le Monde lui-même en prenait pour son grade, non seulement par le manque de retenue de l’exhibitionniste mais surtout par l’étalage de son incompétence économique et sa naïveté sur le prix de l’énergie… Parler d’un « âge d’or du gaz » et considérer les gaz de schiste comme un « substitut du pétrole », comment une telle malhonnêteté intellectuelle aussi violemment étalée est-elle possible sur quatre colonnes à la une du Monde ?

Alors au final comment répondre à la question : qui possède Le Monde ? Si une seule personne avance les noms de Dick Cheney ou d’Halliburton, on pourra la croire sur parole car en définitive ce sont eux qui possèdent effectivement le monde.

(1) LE MONDE | 14.09.2012 Par Marie-Béatrice Baudet, Jean-Michel Bezat, Stéphane Foucart et Hervé Kempf

(2) Le Monde diplomatique, mars 2013, Nafeez Mosaddeq Ahmed « Gaz de schiste la grande escroquerie »

(3) IRIS Québec « Gaz de schiste : Une filière écologique très profitable pour le Québec ? »

(4) The New York Times, 26 February 2011 “Regulation Lax as Gas Wells’ Tainted Water Hits Rivers”

(5) Le Monde « Le pétrole flambe, le gaz de schistes attend »

3 commentaires sur “Gaz de Schiste, l’imposture médiatique aussi (3)

  1. Vincent

    On peut comprendre que Kempf ait enfin quitté ce journal.

    Reste à voir si l’on peut faire un vrai travail de journaliste hors des grands médias, vu ce que ça coûte.

  2. pédibus

    ça fait des lustres que je ne lis plus le gothique… ceci dit j’adore quand même les blondes…

  3. rétropédaleur

    Le « snake oil » (comme on dit aux States) c’est de la merde. Ce que l’immonde ne dit pas, c’est que 3 Etats américains (dont l’immense Colorado) ont voté CONTRE l’exploitation des « tar sands »! eh oui! il n’y a pas que les Français « arriérés » qui sont contre!faites circuler l’info!

Les commentaires sont clos.