Villes et dépendance automobile – les contrariétés de la densité
Georges Dupuy, Professeur Paris I-Institut de géographie – RERU n°1 2002
Fiche de lecture rédigée par le Pr J. PERREUR (LATEC, Université de
Bourgogne, CNRS)
Les remarques du rédacteur de la fiche sont en italique
« G. DUPUY reconsidère une proposition de P. NEWMAN à laquelle, au premier abord, on est tenté d’adhérer, qui conseille de densifier le tissu urbain pour réduire la motorisation. C’est sur cette proposition que se fondent un certain nombre de recommandations destinées à la maîtrise des coûts du développement urbain et à la protection de l’environnement. G. DUPUY commence par préciser le concept de dépendance et sa relation avec celui « d’automobilisation », puis il examine la liaison densité-dépendance sous l’angle de différents effets: effet d’accessibilité (à un ensemble de lieux depuis un lieu donné), effet de parc (plus le parc s’accroît plus l’offre de services aux automobilistes dans une zone donnée augmente), effet « Zahavi » (les gains de temps résultant d’une amélioration de la vitesse sont utilisés pour accroître la distance parcourue) et effet grégaire (concentration de non automobilistes dans les zones à fortes densités dans lesquelles l’automobile n’est pas indispensable). Prenant en compte le jeu simultané de ces effets G. DUPUY montre, ce qui est effectivement contre intuitif, que la densification urbaine n’est pas toujours nécessairement la meilleure arme pour vaincre la dépendance automobile ».
Les travaux de NEWMAN et KENWORTHY ont été accueillis très favorablement et ont été influents par la clarté du message: il faut densifier les villes. Les analystes ont convenus que le report de la voiture vers les modes doux et les TC suppose une certaine compétitivité des ces derniers qui n’est pas atteinte en France, hors agglomération parisienne, du fait de la vitesse insuffisante ou du manque de flexibilité des modes alternatifs.
La dépendance automobile: état et processus
NEWMAN et ses collègues expriment la dépendance par le taux d’équipement, les km parcourus, la consommation de carburant. Pour l’auteur la dépendance est l’écart d’accessibilité entre automobiliste et non automobiliste (cette dernière étant à peu près constante, l’accessibilité automobile dépendant de la proportion de titulaires du permis de conduire, du parc automobile et du nombre de km parcourus).Il détaille ensuite le processus de spirale: automobilisation => dépendance => demande d’automobilisation.
La dépendance croît avec l’automobilisation (selon la vitesse permise sur le réseau et l’offre de services aux automobilistes) et le résultat n’est pas vraiment affecté par les effets de congestion (en France une croissance de l’automobilisation de 1% se traduit par 2% d’accessibilité de plus).
La croissance de la dépendance entraîne la demande dont la satisfaction est freinée par les ressources économiques et les handicaps (âge notamment). La demande décroît quand la motorisation tend à toucher toute la population apte à conduire. La satisfaction partielle de la demande entraîne la croissance de l’automobilisation… C’est ce processus global qui est « la cause », tel ou tel de ses éléments – comme le développement de l’automobile ou l’action de lobby – ne doit pas être isolé.
Densité et dépendance
Des facteurs augmentent la dépendance, d’autres la stabilisent.
La densité croissante accroît la dépendance
L’accessibilité (nombre de lieux intéressants pouvant être atteints en une durée déterminée) est proportionnelle au carré de la vitesse de déplacement et à la densité du nombre de lieux intéressants sur l’aire couverte. Si la densité double sans affecter la vitesse, l’accessibilité double pour l’automobiliste comme pour le non automobiliste, et l’écart d’accessibilité – la dépendance chiffrée – double aussi. En l’état actuel des observations, des densités plus élevées n’affectent pas la vitesse des automobilistes, pas plus que celle des non automobilistes, en sorte qu’accroître la densité accroît la dépendance… mais cela n’est vrai que si l’attractivité des modes doux et des TC n’est que peu affectée par la densification, hypothèse qu’a retenue l’auteur. [Ajout de Marcel: Egalement, on perçoit ici le lien systémique entre densité et vitesse automobile, l’hypothèse de l’auteur étant à « vitesse constante »…]
La croissance du parc accroît la dépendance
Le processus de dépendance permet de constater que la croissance du parc automobile par exemple entraîne celle des services à l’automobile (stationnement, garages) et aussi celle de l’offre de loisir et de commerce (voire d’emploi): c’est une des externalités positives du système automobile. Les non automobilistes n’étant que peu ou pas bénéficiaires de ces offres, la dépendance automobile croît. C’est comme si pour les automobilistes la densité augmentait avec l’automobilisation; on peut dire que les externalités positives accélèrent le processus de dépendance.
L’effet « Zahavi » abaisse la densité et augmente la dépendance
Depuis 20 ans, il a été établi par ZAHAVI que la vitesse accrue se traduit par une plus grande mobilité, le budget temps de transport restant constant. Or il est constaté qu’au delà d’un certain gain d’accessibilité l’automobiliste peut arbitrer entre ce gain et la qualité de son environnement, par exemple en allant habiter en péri-urbain. Si une majorité d’automobilistes se comporte ainsi, c’est l’étalement urbain; la densité diminue pour l’automobiliste par choix, mais elle diminue pour le non automobiliste qui subit une perte d’accessibilité (à densité constante l’accessibilité en TC tend à diminuer ou au mieux reste stable). La baisse de densité que permet l’effet ZAHAVI accroît la dépendance automobile.
L’effet grégaire: la baisse de densité stabilise la dépendance
Une étude de MILLE sur la région lilloise qui met en relation la densité et la non motorisation montre que la densité croit avec le taux de ménages sans véhicule (en dessous de 100 hab/km2 le taux de ménages sans véhicules est de 17%, pour 5000 hab/km2 il est de 25%, pour 12 000 il est de 40%). Ainsi, la population qui ne peut (ou ne veut pas) être motorisée se concentre là où les TC et les modes doux se substituant à l’automobile, cette dernière n’est pas indispensable.
Finalement l’effet ZAHAVI dé densifie et s’accompagne d’un besoin de densité des non automobilistes qui contrarie la croissance de la dépendance et participe à stabiliser le processus en spirale: paradoxalement une baisse de densité porte en elle une modération de la dépendance automobile.
Leçons pour l’action
L’auteur examine deux voies: la stratégie de densification (NEWMAN) et la stratégie « au fil de l’eau » (laisser faire l’effet ZAHAVI et ses corollaires dont l’effet grégaire).
L’effet ZAHAVI s’accompagne d’une réduction de densité modérée par l’effet grégaire, il accroît la dépendance automobile, alors que la stratégie NEWMAN est de densifier pour réduire la dépendance automobile. La seconde paraît donc très supérieure à la première… si elle atteint sa fin ultime – supprimer la dépendance automobile – faute de quoi une dépendance réduite entraîne une demande et la spirale repart.
Avec la stratégie au fil de l’eau la demande automobile est contrariée par l’effet grégaire. La comparaison des deux stratégies montre que la stratégie NEWMAN ne peut dominer la stratégie « fil de l’eau » qu’au prix d’une densité extrême nécessitant des mesures radicales incompatibles avec des régimes démocratiques où existent de larges majorités d’automobilistes.
Les deux voies réalisent de façon différente une transition automobile en provoquant une spécialisation durable des espaces: des zones très denses avec limitation de l’automobile et des zones moins denses plus fortement dédiées à l’automobile.
Ainsi, malgré l’intuition la densité urbaine n’est probablement pas le meilleur angle pour restreindre la dépendance automobile. Il est proposé de diversifier les types de véhicules et les règles de conduites en sorte de réduire le nombre d’automobilistes et par là, la dépendance (véhicules alternatifs sans permis ou avec permis simplifiés par exemple). Il signale aussi que la proportionnalité de l’accessibilité au carré de la vitesse n’est qu’une approximation et que des actions sur la forme du réseau et sur le stationnement peuvent contribuer à réduire la dépendance automobile.
[Ajout de Marcel: Pour conclure, citons les travaux de HERAN sur la réduction de la dépendance automobile: » La dépendance automobile trouve principalement sa source, non pas dans les aspirations à vivre au vert, dans la généralisation de la motorisation ou même dans l’étalement urbain, mais dans l’efficacité du système automobile par rapport aux autres systèmes de transport. Aussi, pour réduire cette dépendance convient-il de diminuer d’abord la vitesse automobile de porte-à-porte, tout en instaurant un système alternatif de transport écologique associant étroitement la marche, la bicyclette et les transports collectifs. Il en découle une décroissance du trafic automobile qui génère un urbanisme plus dense et mixte et non l’inverse ».]
« Dix ans après les travaux de NEWMAN, des actions dirigées comme indiqué ci-dessus ouvrent certainement des perspectives plus réalistes et plus prometteuses pour maîtriser la dépendance automobile ».
D’après l’ouvrage « Sustainability and Cities: Overcoming Automobile
Dependence »
Peter Newman, Jeffrey Kenworthy
A social and environmental argument for decreasing dependence on the
automobile within urban centers. 1999
Sources:
La pauvreté périurbaine : dépendance locale ou dépendance automobile ?
Pour en savoir plus:
HERAN F., 2001, « La réduction de la dépendance automobile« , Cahiers Lillois d’Economie et de Sociologie, n°37, pp. 61-86.
MILLE P., 2000, « Les temporalités quotidiennes urbaines », thèse de doctorat, Université des sciences et technologie de Lille.
ZAHAVI Y., TALAVITIE A., 1980, « Regularities in Travel Time and Money Expenditures », Transportation Research Record, n°750 pp13-19.
ZAHAVI Y., 1980, « Travel Characteristics in Cities of Developing and Developed Countries », World Bank Staff Working Paper, n°230.