Vivre et penser comme des porcs est un livre de Gilles Châtelet au titre-choc destiné à percuter le lectorat dans ses tripes, à l’interpeller dans sa bestialité originelle, tellement excitante et flatteuse ! Il y a des livres sains, salutaires, qu’il est conseillé, et même recommandé, de mettre entre toutes les mains. Y compris celles du lecteur moyen.
A fortiori les siennes, au lecteur moyen : celui qui lit peu, pas grand chose, un peu de tout, quelques romans, quelques essais, en particulier ceux de Guy Sorman, d’Alain Minc, de François de Closets, les suppôts du consensus mou, ceux dont les livres insipides et insultants pour l’intelligence du citoyen lambda (bêta, gamma… il y en a tant), justifient l’injustice et les aberrations d’un système auquel on s’est trop vite accoutumé. (Nous parlons naturellement des « démocraties » libérales dont s’enorgueillit le monde occidental.)
Vivre et penser comme des porcs (sous-titré De l’incitation à l’ennui et à l’envie dans les démocraties- marchés – notons la formule, qui ne manque pas d’à propos) relève de la première catégorie et s’élève avec humeur, et bonheur, contre la seconde. Gilles Châtelet est mathématicien, enseigne à l’université de Paris VIII et a publié en 1993 un ouvrage de mathématiques et de philosophie : Les enjeux du mobile : mathématique, physique, philosophie. La rigueur d’un mathématicien rompu à l’exercice de la philosophie (et vice-versa) jointe à l’énergie d’un pamphlétaire : il existait, dans la littérature dite « d’idées », un genre nommé fièrement la « littérature de combat », Châtelet propose aujourd’hui une philosophie de combat qui fasse « plus de vagues et moins de vogue ». Il invoque ainsi le patronage de Deleuze, Guattari et Guérin, auxquels il dédie, avec quelques autres, son livre.
Mais ces références ne doivent pas intimider ceux que la philosophie ou le simple nom de Deleuze peuvent rebuter. S’il est vrai que par endroits l’auteur se comprend mieux qu’il n’arrive à se faire comprendre d’autrui (en opérant, par exemple, certains raccourcis dans un raisonnement qu’il eût été bon, parfois, de mettre à plat), ses idées sont dans l’ensemble très claires et leur exposition pose peu de problèmes.
L’ouvrage, assez court (192 pages), se veut une réflexion sur la « Contre-Réforme néo-libérale », une démystification, l’analyse des présupposés scientistes (et ô combien « réalistes ») d’une idéologie dont la pensée n’est pas le point fort. Comment en est-on arrivé là ? Comment, aujourd’hui, justifier l’injustifiable, sortir sans le moindre cynisme que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, que tout est normal dans une société où l’humain, l’être humain, est peu à peu négligé, méprisé, vidé de toute substance ? toutes les impostures d’une idéologie latente – parce que voilée, non écrite et non déclarée (quoiqu’il est de bon ton, chez un patron, ou un Madelin, de se proclamer libéral… mais il ne s’agirait que d’économie, paraît-il, du pragmatisme le plus élémentaire) – sont ici démontées, analysées, mises à plat. Hobbes et l’arithmétique politique d’un Lambert-Adolphe Quételet, l’inventeur de la statistique, la théorie du chaos et l’autorégulation (qui autorisent bien des errements sur un plan éthique ou social, et rajeunissent du même coup « la main invisible » d’Adam Smith), le populisme et le snobisme de masse, les illusions de la cybernétique (l’utopie de la transparence dans une communication totale et planétaire – inter-urbaine, surtout), le rejet de la politique et la perte progressive – mais euphorique – du sens civique chez les jeunes, et les moins jeunes, générations, tout cela est exposé avec un sens certain de la pédagogie et un bonheur de style qui fait plaisir à lire. Si certaines notions peuvent paraître floues, l’auteur nous gratifie à la fin d’un « Glossaire pour lecteur peu versé dans l’économie politique« .
Ainsi, l’auteur ne se contente pas de démystifier le discours ambiant, et dominant, des politiques et des économistes, nouveaux gourous de nations fatiguées d’un siècle de luttes idéologiques, il s’interroge aussi sur le devenir de l’homme dans la société présente et à venir, devenir qui ne laisse pas d’inquiéter.
Et l’un de ses sujets de prédilection est la bagnole, la sacro-sainte bagnole de l’homo automobilus. Par glissement sémantique acerbe, Gilles Châtelet s’en prend au Robinson à roulettes, cet homme qui est le fruit d’une société entièrement tournée vers la bagnole, à ce qu’il faudrait appeler le « pétro-nomadisme » qui tourne souvent, ajoute-t-il, au « pétainisme à roulettes ». La vision utopique d’automobilistes occidentaux hyper-fluides circulant dans des tunnels transcontinentaux libres de tout embouteillage (la fameuse social-fiction du révérend Moon ; d’autres ont imaginé des autoroutes suspendues dans l’atmosphère ou un Japon à sept étages, projets irréalisables sauf à une échelle financière astronomique et qui témoignent de toute façon d’une très grande naïveté quant à la nécessaire gestion des pestilences et des viscosités socio-économiques), cette architecture à la Piranèse est chassée par une expérience de pensée évidente, par une vision plate et laide, qu’inspire la connaissance concrète du boulevard périphérique parisien :
On pourrait craindre le pire : imaginez nos millions de petits rhinocéros coincés dans un des grands boyaux de M. Moon ! Ils beuglent fort leur « liberté » et, de près, ont l’air un peu hargneux dans leurs carrosseries, mais vus du sommet du « grand alambic », forment une masse fluide parfaitement docile, qui ne demande qu’une chose : rouler sans problème. [p. 78]
Le lexique de l’animalité (référence évidente à Ionesco) et l’accumulation de métaphores dégradantes accentuent la causticité satirique. L’autoroute fantastique souterraine et ne polluant pas se transfigure. Elle devient un boyau pollué qu’engorgent des millions de citoyens liquéfiés, ramollis, empâtés, à qui il ne reste plus que le plaisir de ne pas ralentir au volant de leur petit bolide. Et quelle ironie satirique dans la structure de la deuxième phrase : de près seulement, ces rhinocéros (l’image est très péjorative) qui klaxonnent comme des bœufs, sont un peu rugueux certes, prennent des colères ridicules et parlent comme des charretiers, mais ces viscosités-là, ce frottement social dans les métros, cette promiscuité du pétro-nomadisme, tout cela ne les concerne qu’eux ; ils peuvent bien en souffrir, cela ne concernera jamais la Main invisible et le Grand Alambic distillant l’ennui qui les contempleront toujours comme une masse fluide parfaitement docile et bien dominée, comme une pâte à vomir dans les tuyaux.
La parole pamphlétaire de Gilles Châtelet est à mille lieues des satires professionnelles et consensuelles. En vérité, il est difficile de discerner, de découvrir par soi-même le lieu d’où il parle, de mesurer le magnétisme de ses gerbes explosives. En tout cas, la satire est cruelle, elle profile des visions implacables et nullement répétitives. C’est de dérives inexorables qu’il est le plus difficile de prendre conscience. Aussi, la parole, comme le style, manifeste de l’inflexibilité. La pensée se fait acharnée dans la dénonciation de l’absurde. Ce qui est crucial ici, c’est l’engagement absolu dans la guerre politique et rhétorique. En témoigne ce passage anti-automobile très appuyé qui s’entame dans la fureur et fait usage – chose rare dans l’ouvrage – d’un terme grossier:
Qu’importe si la bagnole tue, pollue et rend souvent parfaitement con, sa prolifération détruit tout espace urbain digne de ce nom, puisque l’enjeu est d’assurer la domestication de gigantesques masses humaines […]. [p. 79]
Vivre et penser comme des porcs abonde giboyeusement en figures de l’interversion. Intéressons-nous au chapitre 7. Tout l’enjeu y est d’exhiber, cartes sur tables, le consensus post-industriel qui produit cette série d’équations captieuses qui fait admettre n’importe quoi sur la divinité de la bagnole : démocratie = pétrole = circulation = automobile. Gilles Châtelet ne conduisait pas, mais dans notre société, l’expérience du pétro-nomadisme est tellement universelle — on pense à la submersion publicitaire sans quoi le « plaisir » de racheter un nouveau « 4× 4 de ville » tous les deux ans n’aurait aucune chance d’exciter les surclasses aisées -, que l’on peut très bien voir de quoi il s’agit en traversant les rues et en regardant la télévision – pas besoin d’être pris en sandwich tous les ans dans le chassé-croisé entre les juillettistes et les aoûtiens !
Tu bouges ou tu crèves ! Les plus audacieux des socio-politistes ont même osé comparer le Grand Alambic de la société tertiaire de services à une immense autoroute. Mais c’est surtout l’inverse qui est vrai : pas d’autoroute, pas de Grand Alambic ! [p. 77]
Deux formules brusques et courtes qui sont en relation d’homologie encadrent ce passage. Ici, Gilles Châtelet semble renverser facilement et gratuitement la relation de dépendance entre une démocratie-marché et les nébuleuses d’hommes moyens au volant de leur voiture, mais il n’en est rien : l’autoroute et sa symbolique de circulation sont indispensables au bon fonctionnement de la thermocratie. Tout le chapitre 7 va d’ailleurs broder autour de ce renversement en accentuant progressivement l’effet d’absurde. Une nouvelle formule fait écho au paragraphe d’ouverture :
Pas de bagnoles, pas de démocratie-marché ! [p. 79]
Le parallèle entre automobilisme et société « démocratique » de la consommation est saisissant. Au passage la démocratie apparaît pour ce qu’elle est, une affaire de gros sous: consommez, consommez!
C’est qu’il faut beaucoup de place, de sacrifice, d’énergie, de mutilation et de cadavres pour que l' »homme moyen » devienne automobile et se prenne pour un nomade. (…) L’automobile, c’est d’abord le travail, la famille et la bêtise montés sur pneus. [p. 96]
La fulgurance pétainiste apparaît ici dans toute sa splendeur: Châtelet parodie la devise du régime de Vichy « Travail, Famille, Patrie » pour l’appliquer à l’automobile. En l’occurence, l’automobile devient la nouvelle patrie du « pétainiste à roulettes« .
L’embouteillage réanime la «vocation démocratique» de la bagnole en gratifiant tout le monde de la vitesse zéro! (…) C’est la fameuse «solidarité» des hommes moyens à roulettes qui culmine toujours quand les roulettes ne servent plus à rien, et qu’ils sont réduits à ce qu’ils sont : des unités de détresse. [p. 99]
A peine abandonnée, voici la démocratie-marché revenir comme symbole de la pratique automobilistique. Pourrait-on oser le néologisme de « Pétainisme de marché« ?
L’auteur se penche sur la sottise universelle. La notre, bipèdes. Comment nous sommes réduit à passé notre petite vie furtive à s’enrubanner d’honneurs puérils, de s’uniformiser dans la bouffe, la dorme, le boire, la baise faut que tout soit du même emballage, avec le même gout, la même couleur, le même préservatif. C’est notre seule richesse, notre idéal. Et puis on se politiquement correct, on humanitarise, on se scandalise, on civilisationnise, on libéralise, on s’américanise, on fait le monde à notre image… bref on enchie la vie des autres. Mais quel bonheur ! Un complexe d’armé qu’on fait ! Ça nous distingue des autres. L’uniforme reste notre rêve secret. Alors, on achète des bagnoles (meilleure que celle du voisin, quand même) qui se ressemblent toutes, on brosse les mêmes dames, on achète les mêmes maisons dans des lotissements de concentration, avec piscine, tennis et miradors. On s’encule stoïque emporté dans les abimes de notre prétention, nos illusions. Il prône une dialectique; antithèse de nos superficialités. Un seul reproche… c’est d’avoir rabaissé le porc à notre image.
Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés.
Folio Gallimard (Actuel) 1998, 192 pages
dans la même veine, mais un peu plus long, il est utile, voire urgent pour comprendre la crise et la politique économique du gouvernement qui est tout sauf « bricolée », de lire le dernier livre de Naomi Klein « la stratégie du choc » (ed Actes sud)
Je lirais peut etre ce livre
mais je m’interroge… ce site comme ce livre, ne sont-ils pas audibles, lisibles par majoritairement des « déjà convaincus ».
A voir les réactions des gens lorsqu’on leur dit que l’on pourrait peut-être vivre autrement, sans voiture ? (notamment), je crains qu’ils ne soient pas prêts du tout à remettre en question leur mode de vie et de pensée (si pensée il y a… ce dont je doute… d’ailleurs je ne doute de rien – en réalité, pas de pensée, pas de réflexion : du ressassement, macération, psittacisme, etc… )…
comment faire pour, sinon convaincre, du moins faire douter les « gens » ? comment les amener à envisager la vie autrement ?
@feenix, je te trouve pessimiste… c’est vrai que les esprits progressent lentement, en tout cas moins vite que les problèmes planétaires qui s’accumulent… mais il suffit de regarder sur un temps un peu plus long, rien que sur une dizaine d’années, pour voir comment les gens ont évolué, leurs comportements et leurs attentes… Cela reste bien sûr largement insuffisants face aux enjeux, mais cela dénote quand même une évolution certaine de l’état d’esprit de la population. Je pense que ce site y contribue modestement mais sûrement.
je propose une révolution anthropologique, et pour ce faire, développons la recherche sur les gènes et manipulation génétique afin de faire naitre un nouvel homme
car oui, la maison brule et comme tu le dis les mentalités changent, oui, mais trop lentement…on va bientot être dépassés par les urgences, de toute nature et en tout lieu…
cela dit, j’admets, je suis pessimiste, et finalement ça n’est pas la meilleure attitude à avoir lorsque problème il y a.
il faut bien y croire un peu
… j’y crois donc…