Chroniques du rond-point en temps de crise

Bonjour Monsieur l’agent. Suis-je bien confiné dans ma voiture Monsieur l’agent? Voyez: j’y suis seul et mon épouse que j’accompagne chez le médecin, et qui tousse, me suit dans la sienne juste après. Qui aurait jamais pensé que deux voitures par foyer pouvaient sauver des vies? Il faudra vraiment rendre ça obligatoire après la crise, avec des aides de l’Etat bien sûr!

Ça relancera l’industrie nationale et les travaux publics. On pourra agrandir les parkings et élargir les routes. Et puis là où ça ne sera pas possible, il suffira de supprimer les trottoirs ou les pistes cyclables. Qui sont des nids à virus et des incitations permanentes à traîner sur la voie publique. Et dire qu’il y a à peine quelques semaines pendant les élections, des écologistes radicaux nous livraient à la vindicte populaire sur ce genre de questions!

Ma femme et moi, Monsieur l’agent, nous sommes de bons citoyens. Comme vous le voyez nous ne lésinons pas sur les moyens. A temps de sortie réduit, risque de contamination diminué. Et comme les routes se libèrent de tous ces fonctionnaires payés d’ordinaire à ne rien faire, on peut enfin y rouler vite et sans danger d’écraser un animal, un enfant ou un vieillard. Et vraiment j’applaudis des deux mains à la tolérance dont vous savez user pour les personnes comme nous qui se font un devoir de dépasser toutes ces dangereuses limitations de vitesse qui rallongent notre temps de présence dans l’espace public.

Il faut bien entendu rester dans l’esprit de l’exception et ne pas appliquer à la lettre un code de la route qui montre bien ses limites en temps de crise. Espérons que le gouvernement en tire les leçons qui s’imposent et qu’à la fin du confinement il nous interdise de circuler en dessous de ces vitesses limitées. Chaque minute de gagnée dans les espaces de contagion peut s’avérer précieuse pour la vie de nos anciens notamment.

Il faut foncer, c’est une affaire de santé publique. Ne souhaitez-vous pas continuer le contrôle par téléphone? Nous sommes trop proches l’un de l’autre et ce contrôle viole peut-être la règle des gestes barrière. J’ai tout ce qu’il faut dans mon smartphone; attestations, preuves en vidéo, accès par internet au site du ministère de l’intérieur pour vérifier ensemble si on peut passer outre certaines consignes parce que le bon sens l’exige, commandes de courses par Amazon et récépissés de livraison, tout ce qu’il faut pour vous prouver que je suis un bon citoyen soucieux du bien collectif.

Allez, je remonte mon carreau. Vous m’entendez monsieur l’agent? On peut mettre la caméra en route aussi comme ça vous ne vous fatiguerez plus ni ne prendrez le risque de rester dehors à côté de ma voiture.

Rejoignez donc la vôtre pour vous asseoir confortablement dedans. C’est tellement agréable d’avoir une conversation de vive voix avec une personne sensée par les temps qui courent. J’ai des voisins qui s’insurgent. Ils sont complètement inconscients. Je vous transférerai leurs noms tout à l’heure. Oui je vous entends parfaitement, je vous vois même aussi très bien sur l’écran. L’image est d’une qualité exceptionnelle. Vous l’aviez vous-même remarqué? Tout va mieux depuis que cette nouvelle antenne est apparue.

Lire aussi :  Pendant ce temps-là à Détroit...

Ça n’a pas été simple avec toutes ces associations lobbies de l’écologie et de la liberté. Comme si les communistes n’avaient rien à se reprocher! Vous vous souvenez ces zadistes qu’il a fallu chasser en incendiant leurs cabanes? Nous avons pris des risques terribles pour faire valoir le droit. Impossible de rester dans nos voitures pour les arroser d’essence. Vous y étiez, je crois bien vous reconnaître. Je vous vois comme si vous étiez devant moi. C’est comme si on pouvait se toucher. Si j’étais récalcitrant, vous pourriez presque me passer les menottes. C’est vraiment rassurant de savoir que le virus ne passe pas par les ondes. Quelle merveilleuse invention tout de même! Il n’y a pas de meilleure barrière que ces écrans de protection. La technologie a toujours été en avance sur son temps, heureusement!

Je n’ose imaginer la situation si des écologistes avaient pris le pouvoir et interdit à nos usines de fabriquer ces appareils ou fermé nos frontières aux importations. Vous vous rendez compte, Monsieur l’agent, on aurait pu à cette heure les traduire en justice pour crime contre l’humanité. Enfin, heureusement que vous êtes là pour les arrêter à temps, vous savez les reconnaître n’est ce pas?

J’ai dépassé un cycliste tout à l’heure. Oui je vous assure c’était vraiment un adulte sur une bicyclette. Le pire c’est qu’il ne faisait pas de sport. Si au moins il avait eu un maillot avec un slogan pour Telecomcom, mais non: il était habillé comme s’il sortait faire des courses. Vous vous rendez compte? Il était à moins d’un mètre de moi quand je l’ai dépassé. IL m’a presque frôlé. C’est sûr: il n’a pas respecté la distance de sécurité. Je crains pour ma vie Monsieur l’agent. Et pour celle de ma femme aussi. Imaginez qu’il ait contaminé toute ma carrosserie. Il paraît qu’il ne faut pas moins de 72 heures pour que l’activité du virus prenne fin sur de l’acier.

J’espère que vous allez le verbaliser. Tenez, je le vois qui arrive dans mon téléphone. Oui j’ai une application pour le brancher sur mon rétroviseur. Je vous laisse vous occuper de lui et si vous avez besoin d’un témoignage n’hésitez pas à me recontacter sur Fast-car je vous ai mis dans mes amis. Merci Monsieur l’agent, c’était très agréable cette conversation. J’espère qu’on aura l’occasion de collaborer plus souvent. Ma femme me suit, vous pouvez la laisser passer. Au revoir Monsieur l’agent. Portez-vous bien.

4 commentaires sur “Chroniques du rond-point en temps de crise

  1. Bernard

    Je crois que je vais relire 1984 (Georges Orwell) : l’avenir qui y est décrit est un peu moins sinistre que celui esquissé dans cette nouvelle. 🙁

    Mais il ne faut pas s’inquiéter : le pays est assez grand et relativement peu dense. Si tous nous sortons et nous repartissons de façon homogène sur le territoire, nous pourrons prendre l’air, tout en conservant environ 100 mètres entre chacun de nous. Je pense que ça réglera le problème de distanciation sociale ? Pour les modalités pratiques, on verra : je reste ouvert à toutes les suggestions.

  2. pedibus

    Quand je pense aux personnes vulnérables que le système automobile aura désormais toute légitimité de confiner les jours de pic de pollution…

    Il y avait déjà la justification du trottoir-parking du seul fait de l’invisibilisation du piéton dans nos sociétés : tout ce qui ne compte pas une prothèse rutilante, pétaradante et encombrante, que cette absence de considération* oblige à grouiller dans le nulle part…

    Décidément le « monde nouveau » pourrait bien se faire désirer encore un bout de temps. Alors bien sûr les experts en retournement d’opinion ne sont pas si nombreux que ça et la consultation des augures, comme au bon vieux temps des Etrusques, pourrait peut-être encore suffire.

    A moins que ça soit à la portée de dame météo, dès cet été, avec quelques relevés de température qui flirtent ou dépassent les 50°C à nos latitudes « tempérées »…

     

     

    * Le passant considérable : essai sur la dispersion de l’espace public, Isaac Joseph, Librairie des méridiens, 1984 : 

    https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_1985_num_27_1_1193_t1_0121_0000_1

    Le passant inconsidéré, Jacques Lévy ,  EspacesTemps.net [En ligne], Works, 2011 :

    https://www.espacestemps.net/en/articles/le-passant-inconsidere-en/

  3. pedibus

    inépuisable de trouvailles et retrouvailles que notre site… !

    il y en aurait dix comme ça que c’est sûr  Ste-Gnognole et ses processions on les mettrait à pied (!) avant licenciement…

    merci le Marcélou, et porte-toi bien, toi et ta petite famille.

Les commentaires sont clos.