Le gel de l’imagination

Le gel de l’imagination

Extrait de l’ouvrage « Energie et équité », d’Ivan Illich (1973)

Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le cœur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. Puis, lorsque l’école secondaire s’installe sur la place, en même temps que s’ouvre la route goudronnée, de plus en plus de jeunes gens partent à la ville, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule famille qui n’espère rejoindre l’un des siens, établi là-bas, sur la côte, à des centaines de kilomètres.

Malgré la différence des apparences superficielles qu’elles suscitent, des vitesses égales ont les mêmes effets déformants sur la perception de l’espace, du temps et de la puissance personnelle dans les pays pauvres que dans les pays riches. Partout l’industrie forge un nouveau type d’homme adapté aux nouveaux horaires du transport et à la nouvelle géographie et qui sont son oeuvre.

L’industrie du transport façonne son produit : l’usager. Chassé du monde où les personnes sont douées d’autonomie, il a perdu aussi l’impression de se trouver au centre du monde. Il a conscience de manquer de plus en plus de temps, bien qu’il utilise chaque jour la voiture, le train, l’autobus, le métro et l’ascenseur, le tout pour franchir en moyenne 30 kilomètres, souvent dans un rayon de moins de 10 kilomètres. Le sol se dérobe sous ses pieds, il est cloué à la roue. Qu’il prenne le métro ou l’avion, il a toujours le sentiment d’avancer moins vite ou moins bien que les autres et il est jaloux des raccourcis qu’empruntent les privilégiés pour échapper à l’exaspération créée par la circulation. Enchaîné à l’horaire de son train de banlieue, il rêve d’avoir une auto. Épuisé par les embouteillages aux heures de pointe, il envie le riche qui se déplace à contresens. Il paie sa voiture de sa poche, mais il sait trop bien que le PDG utilise les voitures de l’entreprise, fait rembourser son essence comme frais généraux ou se fait louer une voiture sans bourse délier. L’usager se trouve tout au bas de 1’échelle où sans cesse augmentent l’inégalité, le manque de temps et sa propre impuissance, mais pour y mettre fin il s’accroche à l’espoir fou d’obtenir plus de la même chose : une circulation améliorée par des transports plus rapides. Il réclame des améliorations techniques des véhicules, des voies de circulation et des horaires; ou bien il appelle de ses vœux une révolution qui organise des transports publics rapides en nationalisant les moyens de transport. Jamais il ne calcule le prix qu’il lui en coûtera pour être ainsi véhiculé dans un avenir meilleur. Il oublie que de toute accélération supplémentaire, il payera lui-même la facture, sous forme d’impôts directs ou de taxes multiples. Il ne mesure pas le coût indirect du remplacement des voitures privées par des transports publics aussi rapides. Il est incapable d’imaginer les avantages apportés par l’abandon de l’automobile et le recours à la force musculaire de chacun.

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L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés. L’usager se voit comme un corps emporté à toute vitesse à travers l’espace inaccessible. Automobiliste, il suit des itinéraires obligés sans prendre possession du sol, sans pouvoir y marquer son domaine. Abandonné à lui-même, il est immobile, isolé, sans lieu.

Devenu un objet qu’on achemine, l’homme parle un nouveau langage. Il va en voiture « retrouver » quelqu’un, il téléphone pour «entrer en contact».

Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la liberté d’être transporté. Il a perdu confiance dans le pouvoir politique qui lui vient de la capacité de pouvoir marcher et parler. Il croit que l’activité politique consiste à réclamer une plus large consommation de ces services qui l’assimilent à une simple marchandise. Il ne demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomes, mais de meilleurs services pour des clients soumis. Il ne se bat pas pour garantir sa liberté de se déplacer à son gré et de parler aux autres à sa manière, mais pour asseoir son droit d’être véhiculé et informé. Il désire de meilleurs produits et ne veut pas rompre l’enchaînement à ces produits. Il est urgent qu’il comprenne que l’accélération appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et, qu’une fois réalisées, ses revendications marqueront le terme de sa liberté, de ses loisirs et de son indépendance.

Ivan Illich, « Energie et équité », 1973

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