La lente agonie de General Motors

Dans la crise actuelle du capitalisme, rien n’est plus symbolique que le naufrage des grandes firmes automobiles américaines. Elles ont tout inventé : le productivisme, la division du travail, la chaîne de montage, la consommation de masse… Alors que la faillite guette General Motors (GM), c’est toute l’histoire industrielle du XXe siècle qui défile… dans le rétroviseur. Et c’est l’hégémonie économique des États-Unis qui vacille. Impensable, il y a peu de temps encore ! Et pourtant c’est bien de « faillite » que s’entretiennent cette semaine à Detroit les dirigeants de GM, de Chrysler, les syndicalistes de la United Auto Workers, et les membres d’un groupe de travail constitué par Barack Obama.

Il est loin, très loin, le temps où l’illustre Alfred P. Sloan, patron pendant trente-trois ans du « géant de Detroit », dictait sa politique au président Eisenhower, le sommant de liquider les tramways qui faisaient du tort à ses automobiles ou à ses autobus, et lui enjoignant d’entreprendre une grande politique de construction autoroutière qui encouragerait l’achat de ses Cadillac et autres Buick. Le bonhomme n’était pas vraiment un écolo, mais qui l’était en 1956 ?

Aujourd’hui, les héritiers d’Alfred mangent dans la main d’un jeune président américain, et ils connaissent l’humiliation, au pays du libéralisme triomphant, de tout attendre de l’État. De l’administration Bush, ils ont déjà reçu une aide de 13,4 milliards de dollars. De son successeur, ils espèrent une rallonge de 16 milliards, sans laquelle ils devront se résigner à se placer sous la protection du « chapitre 11 » de la loi américaine sur les faillites. Ce qui, certes, ne signifie pas liquidation, mais peut y conduire. Car GM a perdu 31 milliards de dollars en 2008, et 86 depuis 2005. Et la chute n’a pas le moins du monde été enrayée puisque les ventes de la firme de Detroit ont encore baissé de 53 % au mois de février, alors que celles de son rival historique, Ford, n’ont guère mieux résisté (- 48 %). On ne voit pas très bien dans ces conditions quelle subvention pourrait leur éviter le grand plongeon. Le salut – tout provisoire – est peut-être dans la crainte d’une gigantesque crise sociale. La fermeture de General Motors détruirait quelque trois millions d’emplois aux États-Unis, et pas seulement dans les entreprises directement concernées, mais aussi parmi les innombrables fournisseurs et prestataires qui gravitent autour de cette industrie. Quelle que soit la solution retenue, les dégâts seront considérables. Pour éviter la faillite, GM va demander au gouvernement américain de faire pression sur les salariés afin d’obtenir une baisse du « coût du travail ». Ford, qui va moins mal, a ouvert la voie. Mais pour quelle issue ? On m’objectera que GM et Ford en ont vu d’autres. À commencer par la grande crise de 1929. Mais l’industrie était à l’époque en pleine expansion, et la bagnole le symbole du « progrès ». Et puis il y eut la guerre. C’est aussi en cela que la saga de GM s’identifie parfaitement à l’histoire du capitalisme.

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À partir de 1942, GM et Ford se sont refait une santé en produisant des chars et des véhicules militaires. Et pas seulement ! GM a aussi fabriqué dans ses usines des millions de munitions de tout acabit. L’industrie d’armement, volant d’entraînement de l’économie, ce n’est pas seulement dans les livres ! Nul ne jurerait qu’une « bonne guerre », cette fois encore, ne viendra pas en aide aux trusts automobiles américains. Mais l’époque est tout autre. L’automobile ne symbolise plus le « progrès ». De plus en plus, elle symbolise la catastrophe écologique imminente. Une partie des déboires des firmes américaines provient de leur manque d’anticipation sur cette révolution culturelle que fut la prise de conscience écologiste. Aveuglés par leur puissance, les industriels américains ont continué de produire des « Belles Américaines », comme on en voit dans les films de Robert Dhéry, avant de passer aux 4X4 et autres pick-up, gros bouffeurs de pétrole et géants de la pollution. Bien entendu, la crise des subprimes ne les a pas épargnés. On s’endette beaucoup aux États-Unis pour acheter ces grosses machines. Mais le vertigineux déclin de l’industrie automobile est bien antérieur. Dès 2005, GM a enregistré des pertes colossales. Ce sont les salariés qui ont évidemment commencé par payer la note : vingt-cinq mille suppressions d’emplois en trois ans et une réduction de la couverture santé, qui, aux États-Unis, dépend de l’entreprise.

Victime d’une crise classique de surcapacité et de surproduction, au sens où l’entendait Marx, GM arrive au bout d’une histoire entamée voilà tout juste un siècle. Il faut revoir le chef-d’œuvre de Michael Moore Roger et moi, montrant la déchéance de la ville de Flint (Michigan) après la délocalisation d’une usine de GM au Mexique, pour imaginer ce qui guette Detroit. Ce n’est certes pas la fin du capitalisme – il faudrait pour cela une alternative et des partis pour la soutenir –, mais c’est assurément la fin d’une époque du capitalisme, et l’entrée dans une nouvelle phase – douloureuse – qui porte déjà en elle les signes d’un changement beaucoup plus profond et plus global. Encore faudrait-il que la politique ne retarde pas et aide nos sociétés à tirer les vraies conclusions de cette crise. Elles ne résident sûrement pas dans le discours aussi pusillanime que sarkozyste de la « réforme du capitalisme ».

PAR Denis Sieffert
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