Aberration

Voici la version complète de l’article intitulé « Aberration » tiré de la célèbre Encyclopédie des nuisances (Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences & les métiers) dont le directeur de la publication était Jaime Semprun.

L’aberration dans la vie des hommes n’est pas un phénomène passif dû à l’abusement du jugement par un monde trompeur, mais la conséquence d’actes non raisonnés dont l’enchaînement tire sa logique de contraintes apparemment immédiates jamais mises en question. L’aberration généralisée prospère sur cette lacune de la conscience. Puisque l’essence et le fondement de cette organisation sociale sont la marchandise et sa circulation, nous choisirons de traiter l’aberration qui en résulte d’un point de vue particulier mais exemplaire, la circulation de cette marchandise clef qu’est l’automobile.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, en règle générale, l’automobile fait partie du luxe d’une classe, comme l’évoquent la qualité de la production de cette époque et les satisfactions que l’on pouvait en tirer dans un paysage qui n’avait pas été transformé pour son usage. Mais le marché a ses nécessités et foin des somptuosités d’antan, l’automobile particulière en se destinant aussi aux pauvres va devenir ce que même un économiste comme E. J. Mishan (The Costs of Economic Growth) appelait la plus grande catastrophe de ce siècle. Une part croissante de l’activité s’organise autour d’elle, pour elle, et déjà viennent les premières marques du succès: aux États-Unis on ravitaille par hélicoptère les victimes d’un bouchon vieux de trois jours, et en 1953, Rome, pour la première fois pleine d’auto-immobiles, entrevoit la fin de son éternité quand un concert de klaxons de plusieurs heures manifeste indubitablement la joie de son accession au mal économique moderne, aux orgies de la lenteur équipée, aux bacchanales de la thrombose circulatoire. Pour s’aménager, les villes croient se faire honneur en prenant tout le mauvais des banlieues, l’autoroute gagne les peuples et les provinces, infecte tous les paysages et donne aux loisirs de masse un air de noble modernité. Ce triomphe accompli, l’addiction au pneumatique ayant irréversiblement marqué les mœurs, il n’était plus nécessaire d’être très gonflé pour énoncer la vérité centrale de tout cela: « L’automobile est un instrument de travail, ce n’est pas du tout un moyen de promenade. » (François Michelin, Ingénieurs de l’automobile, octobre 1979.)

A l’entretien de ce qui est tout le contraire d’une danseuse, et s’apparente à un appareil de contention pour masochiste, le salarié ordinaire doit consacrer le quart de son temps de travail (voir Le Temps qu’on nous vole, Jean Robert, 1980). Et l’infamie de cette finalité correspond à ce que l’économie appelle le bien-être, qui dans ce cas n’est que la pseudo-facilité de parcourir le territoire de l’aliénation, et comme toujours, elle ne le procure qu’en dégradant et en changeant la destination de ce qui avait pu être produit auparavant. Le luxe qu’a pu constituer l’automobile, qui supposait comme tout autre le privilège et la facilité, n’a jamais été destiné aux salariés modernes et c’est par une aberration fascinante qu’il prête son nom à l’incommodité d’objets vulgaires. Mais tout mobiles qu’ils soient, ces objets vulgaires ne peuvent pas encore circuler par eux-mêmes; pour s’user et se détruire ils ont besoin de la force de travail qu’ils doivent transporter et qui accessoirement subit le même sort. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et possesseurs, leurs conducteurs.

L’automobiliste, doublement maltraité, lui qui travaille pour aller travailler, est directement contrôlé par la police dans ses moindres agissements. La voirie est son immense camp de travail soumis à l’arbitraire vexatoire de corps spécialisés de répression. L’automobiliste, redouté comme meurtrier potentiel, illustre parfaitement le modèle humain d’une société décadente: soumis et agressif, démuni et avide de domination, minable et narcissique, il lui manque deux qualités dans l’usage de sa machine, l’urbanité et la maîtrise. Il n’existe en effet que comme le représentant de la chose qu’il fait circuler. Isolé dans sa machine, c’est seulement un rapport fonctionnel entre les choses qui revêt pour lui la forme fantastique d’un rapport entre les hommes. Pourtant il a confiance dans l’avenir et croit au progrès avec la même fermeté qu’il conduit, c’est-à-dire jusqu’à la catastrophe statistiquement inévitable. Sa religion ne se perd pas dans le brouillard des arguties théologiques, elle est bien concrète et indiscutable, et sa rédemption par le travail se traduit en chevaux fiscaux. Mais il n’y a pas de religion sans fanatisme et cette cristallisation salariale de sueur et d’ennui constitue la seule chose pour laquelle notre citoyen automobilisé soit encore capable de se battre et même de tuer. Dans les zones où règne l’impiété, tout au moins le blasphème, les fidèles vont jusqu’à organiser des milices et veiller eux-mêmes, l’arme à la main, sur le repos de leurs autos garées sur les parkings obscurs. Car demain il leur faudra remplir le contrat moral qui les enchaîne à ce boulet automobile et à son territoire aménagé.

Mais comme dans toutes les religions, ce qui compte c’est le rite et non le résultat, sinon celle-ci se serait déjà effondrée devant cette simple constatation: la vitesse de déplacement moyenne du citadin motorisé est de l’ordre du double de celle d’un piéton, mais si l’on ajoute à ce temps de déplacement, le temps socialement nécessaire à produire ce qui le permet, on arrive à une vitesse globale moyenne de déplacement nettement inférieure à celle de l’homme du paléolithique. Un tel résultat objectivement dérisoire devrait légitimement troubler l’usager et le planificateur si une quelconque objectivité constituait un critère de jugement dans cette société. On sait qu’il n’en est rien. Et ce qui pourrait prêter seulement à sourire devient moins drôle quand on constate que pour en arriver là, il a fallu bouleverser de fond en comble le territoire urbain et rural.

Le premier développement de l’automobile a trouvé assez vite ses limites dans l’impossibilité d’usage que provoqua son succès même, et l’adaptation des villes à la circulation automobile, cause la plus visible de leur destruction, résume assez bien comment l’intensification du trafic marchand surmonte les aberrations conséquentes à sa pléthore par des aberrations plus grandes encore, jusqu’à ce que de nouveaux aménagements permettent de mettre de nouvelles voitures en circulation dans l’attente d’un nouvel étouffement. Désormais dans la ville idéale, idéale pour l’automobile, un tiers de la surface est destinée au réseau circulatoire, un tiers au stationnement, un tiers aux activités résiduelles. Mais ce résultat remarquable devait trouver sa perfection dans la construction d’un vaste réseau de routes exclusivement destinées aux automobiles, dites autoroutes. Nous retrouvons là le ressort subjectif qui justifie l’aberration objective de ce moyen de transport, le voyage. On sait que la construction des autoroutes et la motorisation de la force de travail fut un des volets de la mobilisation du prolétariat allemand par le national-socialisme. L’autoroute permettait de faire circuler aussi bien les Volkswagen que les Panzerwagen, et la promenade militaire est l’autre tare originelle qui domine le voyage moderne. Tout y est soumis à la même exigence formelle de vitesse et d’efficacité, à la même réalité de lenteur et de gabegie, et on y retrouve la même certitude d’y avoir au mieux du temps à perdre et au pire la vie. Dans les grandes manœuvres des départs en vacances, qui sont pour la grande majorité des automobilistes l’occasion du vrai voyage, tout est organisé militairement. Pour le jour J, l’état-major général a organisé le radio-guidage des légions de vacanciers. De la météo aux reconnaissances par l’aviation légère, du rappel de la nécessaire discipline aux itinéraires de dégagement en cas d’enlisement de l’offensive, tout a été prévu pour la traversée des territoires hostiles, les premiers secours comme l’installation de tribunaux spéciaux.

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Ensuite on fait le bilan. Naturellement les pertes sont à la mesure d’une telle entreprise: pour un an et un pays raisonnablement belliqueux comme la France, le nombre des tués se monte à l’ équivalent d’une grosse division d’infanterie, et celui des blessés à plusieurs corps d’armée. Une telle hécatombe criminelle est parfaitement acceptée par la population comme une calamité naturelle contre laquelle par définition on ne peut rien; et ce fatalisme inouï traduit bien, là aussi, la perte générale du sens commun dans notre époque.

Ces aspects grotesques ou tragi-comiques sont la conséquence d’un voyage devenu pur déplacement. Ce que le voyageur moderne retrouve partout dans sa séparation d’avec le décor qu’il ne traverse que du regard, c’est sa soumission à un temps qui n’est pas à lui. Les fragments de réalité pétrifiée qui jalonnent sa route, résidus extraits d’une ancienne totalité vécue où ils avaient du sens, lui deviennent proprement inaccessibles et ne lui sont signalés que pour l’empêcher de s’assoupir. Et puisque l’ancienne histoire n’a pas disposé suffisamment de ses reliefs le long des autoroutes, on va jusqu’à lui indiquer des monuments qu’il ne peut pas voir et lui signaler qu’il est bien en train de traverser le paysage de la région où il se trouve. Un parcours aussi pauvre, dont la pseudo-réalité arbitraire culmine dans le monument remarquable ou le point de vue à ne pas manquer, nécessite toutefois ces haltes sécurisantes où le néo-voyageur pourra satisfaire ses besoins élémentaires avec les produits habituels de son supermarché. L’errance des nomades est purement formelle, disait Hegel, ils transportent leur monde avec eux. De même, le voyageur moderne se déplace dans son monde devenu immobile, la marchandise familière l’a précédé partout, elle est déjà là qui l’attend.

Au stade suivant de cette logique du digest on trouve la fabrication ex nihilo de réalités de synthèse destinées à être disposées le long de l’axe autoroutier, villages typiques, archéodrome, dysneylands, futuropolis. Pour en arriver là, dans ces décharges de l’esprit, l’automobiliste a dû acquérir une nouvelle manière de s’orienter qui n’a plus rien à voir avec une sensibilité humaine pratique, concrète, même aussi dérisoire que celle de pouvoir se repérer dans l’espace parce que l’on a tourné une fois à droite et deux fois à gauche. Pour se rendre d’un point à un autre, il n’est plus d’autre moyen que de suivre les indications distribuées par panneaux, sous titres comminatoires de la misère du paysage. L’erreur n’est pas prévue et elle est irréparable, il faut attendre la prochaine sortie vers une autre alvéole du labeur ou du loisir. Le sens de l’orientation qui nous lie peut-être encore trop à la sauvagerie est ici sans matière et sans emploi. La différence qu’il y avait dans la manière « d’aller tout droit » selon qu’on était en ville ou à la campagne, en empruntant une succession de rues ou de chemins, s’abolit dans une redondance de boucles de dégagement qui évoque plutôt les tests psychotechniques pour rats en labyrinthe de laboratoire.

Ce qui était promis dans le déplacement automobile, l’autonomie, se transforme en son contraire, non seulement dans le pseudo choix du but mais aussi dans la maîtrise de la machine. Une fois de plus la fée électronique promet de remédier à tout et d’abord d’habiller de neuf les archaïsmes techniques et sociaux. Elle fait parler la machine et déjà les nuits des villes sont pleines des hurlements de voitures violées. Mais l’humanoïdisation par l’informatique tend à avoir des aspects plus directement techniques: « Ce n’est pas tant la technologie elle-même qui va bouleverser le monde automobile que la substitution de l’intelligence artificielle à celle trop fantasque de l’homme. » (Michel Guégan, Les Dynasteurs, supplément aux Échos, 9 octobre 1985.) Puisque la voiture est un instrument de travail, son conducteur a les mêmes responsabilités vis-à-vis de l’organisation sociale que le conducteur de n’importe quelle autre machine, et sa fantaisie est criminalisée et sujette à prévention, comme dans n’importe quelle autre activité laborieuse. « Régissant la bonne marche de la mécanique, dorlotant le conducteur, l’électronique simplifiera la vie de ce dernier mais d’une certaine façon le placera en liberté surveillée. Les nouvelles conditions de circulation de l’an 2000 tolérant mal les excès de tempérament, l’électronique aidera à établir un nouvel ordre social sur les routes. » (Ibidem.) Passons sur les rêves policiers de ces normalisateurs à la petite semaine et notons simplement que la diversification et la sophistication de cette machine archaïque en centaines de modèles identiques évoquent plutôt une sorte de cul-de-sac évolutif, à l’instar de celui des insectes, que l’apparition d’une nouvelle ère. Le démiurge de l’évolution dans la production reste le marché, dépendant exclusivement aujourd’hui de la création de pseudo-besoins au nom desquels les hommes acceptent de travailler. L’automobile a parfaitement rempli ce rôle de moteur de l’ économie pendant cinquante ans, au prix de nuisances que nous n’avons fait qu’effleurer dans ces pages, ayant laissé de côté par exemple sa contribution massive à la pollution généralisée ou le gaspillage insensé de ressources qu’elle entraîne. Mais il nous semble plus important de conclure en dénonçant ce qui s’annonce plutôt que ce qui est déjà accompli.

Comme souvent les meilleurs arguments nous viennent de nos ennemis, en l’occurrence de ces fanatiques partisans de l’aliénation moderne qui, eux, sont à la fois satisfaits de ce qui existe et de ce qui se met en place. « L’automobile a structuré notre espace physique depuis les débuts du siècle. L’électronique et les télécommunications commencent à structurer notre espace intellectuel.Vont-elles aussi renouveler la géographie économique et humaine ? » questionnent les rédacteurs d’un numéro spécial de la revue Sciences et Techniques, modestement intitulé « La Révolution de l’intelligence. » Plus loin, pour que l’apparente neutralité de la formulation et le point d’interrogation final ne troublent pas plus avant les certitudes positivistes du lecteur, ils précisent: « La machine à vapeur a remplacé les ressources physiques de l’homme ou des animaux. Cette fois c’est une maîtrise conceptuelle qui nous est promise, et non plus physique seulement comme l’automobile. » Et un représentant du M.I.T. (Massachussets Institute of Technology), Edward Fredkin, peut conclure par ailleurs, avec la brutale franchise propre à ce continent qui veut ignorer la contradiction: « L’intelligence artificielle est la prochaine étape de l’évolution. »

Le déplacement abstrait permis par la machine se complète ainsi heureusement par le déplacement immobile permis par les télécommunications. Les hommes poursuivent donc leur chemin vers une atomisation, une séparation grandissante jusqu’à la perte programmée de l’autonomie de la pensée. L’économie a trouvé là, dans la satisfaction de besoins créés par son développement préalable, un nouveau monde aux possibilités aussi illimitées que l’insatisfaction fondamentale qu’elle produit; car ce qui caractérise ce nouveau marché, c’est que la marchandise-pilote qui le sous-tend, le message, du logiciel au banal divertissement télévisé, est devenue purement immatérielle. Toute la folie d’un mode de production devenu indépendant des hommes trouve là sa légitime conclusion quand aucune de ses prémisses n’est mise radicalement en doute. Et les désastres auxquels on nous a habitués sont peu de choses en regard de ceux qui nous sont promis.

Source: Encyclopédie des nuisances, n° 7. Mai 1986

Un commentaire sur “Aberration

  1. Octopod

    La facilité actuelle d’accès à une informations vraisemblables dans les limites de nos vérifications empiriques possibles, nous sortira-t-elle de notre crétinisme  ? Il est des œuvres humaines pour avouer la vérité … certaines par leurs allégories, leurs paraboles d’autres par leurs analyses objectives d’une situation S au moment T, d’autres encore par analyses récursives statisticiennes et d’autres par tout cela à la foi et de bien d’autres manières. Ces œuvres humaines, collectives ou individuelles, qui font preuve de sincérité t’apprennent une pensée équitable, une pensée qui t’amène à d’autres choix possibles. Elles sont un point de détail dans cette volonté anthropocentrique à vouloir conserver notre mémoire. Si ton conditionnement te le permet, tu pourras facilement reconnaître ces œuvres car elles t’amènent toujours à penser un après.

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