L’intégrisme automobile

Putain ! Une voiture qui arrive à tombeau ouvert !! Rapide coup d’œil à gauche, dérapage contrôlé. Entre deux coups de guidon: «comment en sommes nous arrivés là ?» « Qui aurait imaginé, lorsqu’on relégua bicyclettes, bœufs et chevaux à l’étable que notre civilisation barbare s’en trouverait à ce point influencée. L’automobile, jour après jour, vous casse les oreilles, vous cerne, ronge vos pierres, réduit vos dimensions, rend malade votre végétation (et votre peau mesdames!), sans que vous puissiez vous en défendre. L’automobile vous amoindrit. Elle vous a affaiblis, vous n’êtes déjà plus que des survivants moribonds dont on poursuit forcément la perte!

Chaque jour en allant à l’université, je vois des centaines de voitures circuler entre la Cité internationale universitaire et la Sorbonne. Dans les rues qu’elles encombrent, qu’elles empoisonnent, je zigzague entre leurs vulgaires carcasses métalliques…Tout en respirant un air imprégné de gaz d’échappements, tout en m‘efforçant de me mouvoir à mes risques et périls j’observe avec un étonnement renouvelé le comportement des automobilistes.

Depuis que j’ai pris des leçons de conduite, je sais ce que cela représente de manœuvres. Le nombre de voitures et la fréquence des signaux lumineux les obligent à répéter à chaque instant les mêmes gestes: freiner, mettre au point mort, passer les vitesses, signaler les changements de direction, accélérer, freiner de nouveau, etc. Sur quelques centaines de mètres, parfois, ces couillons pressés, ces abrutis du volant montés sur des engins faits pour rouler à grandes vitesses, progressent d’une façon lamentable et bien moins vite qu’à vélo. La plupart prennent un air d’indifférence ou de résignation, mais il est facile de deviner leur tension, leur irritation contenue. Bon gré mal gré, il leur a fallu devenir passif, accepter de s’arrêter chaque cent mètres, obéir strictement aux couleurs, respecter scrupuleusement les règlements édictés par le Code le plus exigeant qui soit: celui de la route. Aussi conditionnés que le bête chien de Pavlov, ils avancent au vert et s’arrêtent au rouge.

Ainsi, cet engin bizarre, ce monstre qu’une succession d’inventeurs devaient rendre si prolifique, le voici devenu omniprésent, omnipotent, au point que tout doit lui céder la place. Combien a-t-on exproprié de familles (mes oncles, mes grands parents), combien a-t-on modifié de paysages (Fontreal, la plaine du Girou), bouleversé de sites naturels pour tracer des routes? Combien de sous-sols a-t-on creusés, d’arbres abattus, de maisons sacrifiées, combien de coins charmants a-t-on fait disparaître pour installer des parkings?

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Ô belles esplanades de jadis, où les citadins se promenaient si calmement, ô belles fontaines, vieilles places, lieux historiques, espaces de verdure, beautés préservées depuis des siècles! […]

L’automobile est sans doute l’invention la plus caractéristique pour permettre de mesurer les avantages et les inconvénients de ce que vous avez pris comme habitude d’appeler: progrès. Comme toutes ces machines qui sont maintenant à votre disposition, elle crée un besoin jusqu’à devenir une nécessité. Or, quoi de plus assujettissant que la nécessité? A partir du moment où – compte tenu de votre façon « moderne » de vivre – la voiture répond réellement au nécessaire, elle vous soumet, elle vous oblige à vous servir d’elle, de penser avec elle, elle prend dans votre vie une place prépondérante. C’est comme la télévision ou le portable par exemple: on semble avoir oublié que pendant des siècles, des centaines de générations vécurent sans…

L’homme qui ne se sert plus ni de ses jambes ni de ses pieds que pour appuyer sur une pédale d’accélérateur de pollution… L’homme assis, la fesse molle, un volant entre les mains, l’œil morne fixé sur la route, transporté, automatisé…L’homme dont la moindre seconde d’inattention peut être fatale, pour lui comme pour les autres…Celui qui consomme du pétrole beaucoup plus que du pain, celui qui fonce à toute allure quand il ne ronge pas son frein…l’hommobiliste : l’intégriste de l’automobile.

Jusqu’à quel point l’homme anormal survivra-t-il en hommobiliste? Je me demande plus simplement si quelque chose n’interviendra pas dans sa façon de vivre, dans son attitude mentale, qui soit de nature à détourner le cours du « progrès ».


Mesures anti-pollution: ne respirez plus !

D’après un texte de Fernand Dartigues, publié dans le magazine Paris Côte d’Azur, en 1976.