La revendication de la gratuité n’a pas bonne presse en ce moment. Il est de bon ton de s’en prendre à « l’idéologie de la gratuité » qui serait le symptôme même de l’utopisme, péché originel supposé du communisme.
L’échec des expériences socialistes du XXe siècle et la contre-offensive du capitalisme qui essaye d’élargir la sphère des rapports marchands expliquent évidemment que la gratuité ne soit pas à la mode. Paradoxalement, la prise de conscience écologique peut apporter de l’eau à ce moulin. L’idée qu’il y a des ressources non renouvelables poussant à une utilisation économe, au sens originel du terme, des richesses de la planète semble contredire l’aspiration ancestrale à l’abondance.
Pour toutes ces raisons, l’idéal communiste d’une société où chacun contribuerait selon ses capacités et recevrait selon ses besoins paraît s’éloigner de nous. Cet idéal de la gratuité et de l’abondance organisée avait été formulé au XIXe siècle par les saint-simoniens; mais c’est Marx qui lui donne une assise solide par sa critique de l’économie politique, dans le Capital et une formulation politique dans la Critique du Programme de Gotha (1) où il imagine une phase supérieure de la société communiste dans laquelle la libération des forces productives rendra sa réalisation possible.
Certes, la loi de la valeur n’a pas achevé son histoire. La sphère de la nécessité, celle du travail et de l’échange des marchandises sur la base de la loi de la valeur (déterminée par le quantum de travail social qu’elles contiennent) est sans doute appelée encore pour une longue période à régir les rapports entre les hommes. La conversion des derniers pays socialistes au « socialisme de marché » montre l’impossibilité qu’il y a à sauter par dessus l’histoire. Pour développer la base matérielle de la société et tenter de rattraper les pays capitalistes les plus avancés, faire sa place au marché et à son énergie s’est avéré indispensable. (Ce dynamisme étant d’autant plus fort qu’il s’appuie sur des structures publiques fortes.)
Mais quand on vit dans une société capitaliste, on sait d’expérience que le marché n’est pas, contrairement à ce qu’affirment les libéraux, le mode idéal d’allocation des ressources. Pour cette raison simple: le marché ne s’intéresse qu’aux clients solvables et non aux besoins véritables. On peut même affirmer sans hésitation que là où les moyens de payer sont les plus faibles, c’est justement là que les besoins sont les plus criants.
La gratuité n’est pas un idéal lointain et utopique. Elle existe déjà. Nous en faisons chaque jour l’expérience. Elle est essentielle à la vie des sociétés et à celle des individus
Fort heureusement pour nos combats, la gratuité n’est pas un idéal lointain et utopique. Elle existe déjà. Nous en faisons chaque jour l’expérience. Elle est essentielle à la vie des sociétés et à celle des individus. Selon la formule d’un poète, « la gratuité, ça n’a pas de prix »!
L’air que chacun respire, les relations affectives au sein du couple et de la famille, le plaisir du partage, du don, de la promenade, de la pratique artistique ou physique sont autant d’activités qui manifestent le caractère vital de ce qui est gratuit pour chacun de nous.
Collectivement, il en va de même. Marx et Engels se sont intéressés à la production, mais aussi (notamment dans l’Origine de la famille (2)) aux conditions naturelles de la reproduction sociale, conditions qui mettent en jeu les rapports de genre et échappent pour une part à la loi de la valeur.
Ils se sont aussi intéressés aux formes de gratuité qui préexistaient au capitalisme et que celui-ci menace. Marx s’était ainsi exprimé sur les débats de la Diète à propos du ramassage du bois mort, les grands propriétaires voulant s’en prendre à ce droit coutumier des pauvres (3). De même, dans la France prérévolutionnaire, la question du braconnage était un objet de litige essentiel entre féodaux et paysans.
Sous l’effet des luttes de classes, le développement de la civilisation a non seulement permis de préserver certains espaces de gratuité précapitalistes, mais il a créé des formes nouvelles, sociales et modernes de gratuité. Et leur remise en cause paraîtrait constituer un recul de civilisation aux yeux du plus grand nombre. C’est le cas par exemple en matière d’école publique (gratuite, laïque et obligatoire) ou de droit à la santé pour tous. Tout le monde se scandaliserait qu’on ne puisse accéder aux urgences que sous condition de ressources.
Que les choses aient un coût n’empêche pas qu’elles puissent être gratuites, si la société décide qu’il doit en être ainsi et y consacre une part de la richesse sociale. (N’est-ce pas déjà ce qu’elle fait non seulement pour l’école et la santé mais aussi pour l’armée, la police ou la justice?)
L’espace conquis par la gratuité montre quelle force elle recèle pour l’avenir.
Le combat pour les biens communs apparaît aujourd’hui comme le moyen de redonner un sens actuel au combat communiste. Dans cette perspective, l’écologie, et l’accent mis par exemple sur les énergies renouvelables (tendanciellement gratuites), peut renforcer cette aspiration.
Il y aurait de grands combats à mener pour élargir l’espace de la gratuité, sans en remettre la réalisation à des lendemains qui chantent.
Les expériences menées dans certaines villes pour les transports gratuits (comme à Aubagne) ou la revendication du logement gratuit (par la création d’un service public et l’accès à un système d’usufruit) qu’avait soutenu l’ancien maire de Bobigny, Bernard Birsinger, sont des combats d’avant-garde qui mériteraient d’être repris et élargis.
L’argument invoqué de la « responsabilisation » par l’argent pour s’opposer à cette revendication de gratuité se veut moral, mais il est immoral. Les pauvres doivent-ils être pénalisés parce qu’ils habitent loin des centres-villes?
Ces combats correspondent à des urgences sociales réelles. Ils ont une portée économique anticapitaliste. Ils défendent la logique de service public, remettent en cause la loi du profit privé et la confiscation du « surtravail » par le capital. Ils ont aussi, si on sait leur donner toute leur dimension, une grande portée culturelle.
La gratuité non seulement met en avant la valeur d’usage, mais elle suppose un accès libre et égal; du coup, elle réhabilite la notion d’égalité comme condition de la liberté de chacun
Comme le souligne Jean-Louis Sagot-Duvauroux (4), la gratuité non seulement met en avant la valeur d’usage, mais elle suppose un accès libre et égal; du coup, elle réhabilite la notion d’égalité comme condition de la liberté de chacun. En effet, elle renvoie chacun à son autonomie de choix par rapport au marché et à l’État, à l’usage que chacun fait de sa propre vie, à sa qualité et à son sens. La gratuité débouche sur une idée supérieure de la propriété: l’appropriation sans la possession; ce qui est riche d’implications.
Au-delà de ces combats sectoriels pour la gratuité ici et maintenant, l’évolution même du capitalisme en fait une question centrale pour l’avenir de la société.
La progression de la productivité (diminution du temps de travail socialement nécessaire) tend à réduire la valeur des marchandises à un point tel qu’il menace à terme l’empire de la marchandise elle-même. L’exemple des nouvelles technologies le montre avec force. La marchandise, quand elle prend la forme d’informations, tend à se faire de plus en plus abstraite, reproductible et diffusable. Elle tend à la gratuité. Évidemment, les rapports sociaux capitalistes fondés sur la propriété tentent d’entraver cette évolution, en affirmant un droit de propriété sur ce qui devrait de moins en moins y être soumis. La question de la libre circulation des brevets, de la gratuité en matière de diffusion des œuvres musicales ou autres, les problèmes posés par le piratage sont autant d’indices qu’un monde nouveau est en train de naître, même s’il n’arrive pas pour l’instant à se dégager de la chrysalide des rapports marchands. On a invoqué, au nom du réalisme, la défense du droit d’auteur et les intérêts des artistes ou des écrivains. Mais bien peu aujourd’hui vivent de la vente de leurs œuvres… Le vrai problème qui est posé est plutôt de savoir si la société veut assurer le droit à la culture et à la création et quels moyens elle est prête à se donner pour cela.
Francis Combes et Patricia Latour
Paru dans Cerises n° 281
1- Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions sociales.
2- Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Le Temps des Cerises, 2013.
3- Karl Marx, Œuvres T. III Philosophie – La Pléiade, p. 235.
4- Jean-louis Sagot-Duvauroux, Pour la gratuité, Desclée de Brouwer, 1995, réédition 2006 – De la gratuité – L’Eclat. Emancipation – Éditions La Dispute, 2008. Voyageurs sans ticket – Le Diable Vauvert, avec Magali Giovannangeli, 2012.
> La progression de la productivité (diminution du temps de travail socialement nécessaire) tend à réduire la valeur des marchandises à un point tel qu’il menace à terme l’empire de la marchandise elle-même.
Ça n’est qu’une question de temps : avec la fin des énergies fossiles, retour à l’ère pré-industrielle… et le niveau de vie qui va avec.