La Recherche urbaine

Cet article est extrait d’une recherche exploratoire de l’INRETS, commandée par la « Mission Transports » de la Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques et Techniques du Ministère de l’Equipement (DRAST), intitulée « Mobilité urbaine et déplacements non motorisés : situation actuelle, évolution, pratiques et choix modal« .

L’auteur de ce travail est Vincent Kaufmann, chercheur à l’Institut polytechnique fédéral de Lausanne.

La Recherche urbaine

La mobilité quotidienne interroge la sociologie urbaine. Nous avons déjà évoqué brièvement l’accélération du quotidien par le biais de la conjecture de Zahavi, reprenons cet aspect sous l’angle de leur impact sur l’urbain.

La diffusion de l’automobile a eu un impact considérable sur la ville. Pour une personne ne disposant d’aucun moyen de transport individuel motorisé (voiture, moto), les possibilités de déplacements sont limitées aux lieux accessibles par les transports publics, le vélo ou la marche. Acquérir une automobile permet d’élargir cet horizon, car la voiture, d’une part, s’affranchit des contraintes de lignes, d’horaire et de voyage en collectif, intrinsèquement associées au déplacement en transports collectifs, et, d’autre part, supprime l’effort physique que nécessite le recours au vélo ou à la marche sur de longues distances. Ces caractéristiques font de l’automobile un instrument qui procure à son propriétaire-usager une mobilité d’une ampleur considérablement plus étendue.

Cet objet emblématique va contribuer à urbaniser les modes de vie, à concentrer les pouvoirs dans les grands centres et modeler la morphologie des villes. Son impact sur la ville est donc multiple et considérable. Attachons-nous à la préciser.

a – La diffusion de l’urbain

Avec l’avènement des moyens de transports rapides, il est possible d’habiter loin de son lieu de travail. Ceci permet une insertion sociale par la connexité et non plus seulement par la proximité physique. L’idéologie libératrice qui accompagne la diffusion des moyens de transports rapides rend ces nouvelles possibilités attrayantes.

En Europe, le processus d’urbanisation peut être décomposé en plusieurs phases successives (Schuler et Jemelin, 1996). Durant une première phase, que l’on peut schématiquement associer à la période comprise entre 1880 et 1914, les villes-centres croissent rapidement, sous l’impulsion de l’industrialisation.

Les enceintes médiévales tombent et sont remplacées par des quartiers urbains denses. C’est la période haussmannienne, la ville faste, lieu de culture et d’échange, l’idéal-type de la ville-coeur (Ostrowetsky, 1994). La mobilité quotidienne est principalement pédestre. La ville nouvelle qui en découle n’est pas encore urbaine, mais elle amorce un processus qui débouchera sur l’urbanisation.

Cette période est suivie d’une phase que l’on peut qualifier de suburbanisation, qui s’étend grosso modo entre 1920 et 1965. Issues de la conception hygiéniste des villes du Corbusier, conception reprise par la charte d’Athènes, cette phase d’urbanisation se caractérise par une stricte séparation de l’habitat et de l’économie. C’est la période de construction des grands ensembles proches des villes-centres, dont la conception est associée aux réseaux de transports publics, et qui suppose une pendularité fortement dirigée vers les centres-villes. Le développement urbain suit assez largement la structure des réseaux de transports publics : les activités économiques restent largement confinées dans le centre et les agglomérations urbaines suivent une structure en doigts de gant. Progressivement, la ville s’urbanise sous l’impulsion conjuguée de l’allongement des distances parcourues au quotidien permis par les transports publics et la diffusion du téléphone.

La période suivante, qualifiée de périurbanisation, consacre un développement discontinu des agglomérations, elle commence dès les années 1965. Elle fait directement suite à la diffusion de l’automobile. La pendularité qu’elle implique est donc longue et généralement basée sur « l’automobilité ». Cette troisième phase concorde avec le passage d’un modèle urbain centripète à un modèle urbain centrifuge : elle s’accompagne en effet d’une importante suburbanisation de l’emploi et des surfaces commerciales qui créent de nouvelles centralités articulées aux grandes infrastructures routières (jonctions autoroutières, rocades). On assiste à un fort accroissement des flux pendulaires (en termes de km par personne) et à leur dispersion, alors qu’ils étaient encore massifiés et fortement dirigés vers le centre-ville durant la période précédente. Cette troisième phase consacre la diffusion des modes de vie urbains sur l’ensemble du territoire.

Au niveau de l’impact de cette diffusion de l’urbanité dans des espaces ruraux, deux processus doivent être distingués.

• Un premier processus concerne la planification des déplacements et l’urbanisme, qui vont favoriser l’automobilité. La grande majorité des quartiers suburbains construits dès les années 1965 se caractérisent par l’abondance des parkings, qui sont désormais planifiés avec les logements. Dans ces quartiers, la mobilité quotidienne est pensée en fonction de l’automobile. De même pour des quartiers de villas peu denses, l’automobile est désormais la référence du planificateur. Aux quartiers résidentiels pensés pour l’automobile s’ajoute la création de vastes « zones industrielles » suburbaines issues du paradigme de la séparation des fonctions dans la ville. C’est ainsi que se développe la suburbanisation de l’emploi (Jansen, 1993), que les équipements publics sont dispersés en périphérie d’agglomérations (Emangard, 1994) et que fleurissent les hypermarchés, dont l’accessibilité est pensée pour des automobilistes. En France par exemple, le pourcentage d’achats alimentaires effectué en hypermarché passe de 14% en 1970 à 53% en 1987 (Bieber et al. 1992). Progressivement, la déconcentration de l’urbain rend les réseaux de transports publics inappropriés aux déplacements de la mobilité quotidienne, ces nouvelles zones se caractérisant généralement par l’éclatement spatial. Nous assistons donc à l’émergence de quartiers dans lesquels la disposition d’une automobile tend à devenir une nécessité (Beaucire, 1996 : 21 ; Andan, 1994 : 165).

• Parallèlement à ce processus qui concerne les politiques publiques (qui ne sont pas autre chose que des valeurs dominantes mises en projet), vient s’ajouter un second processus, qui échappe totalement au politique et que l’on pourrait qualifier « d’effet Zahavi », car il renvoie directement à la conjecture des budgets-temps constants. Dans l’optique de l’urbaniste et de l’ingénieur des transports des années 1960-1980, l’usager est supposé utiliser le temps de déplacement libéré par l’amélioration des infrastructures de transport pour vaquer à des activités de temps libre. Or, l’expérience démontre que les gains de temps offerts par les infrastructures routières rapides (rocades, voies express) et autoroutières sont bien souvent utilisés, non pas pour développer d’autres activités, mais soit pour habiter plus loin de son lieu de travail, soit pour élargir la portée spatiale des déplacements de la vie quotidienne. Il en découle que le trafic croît beaucoup plus vite que prévu sur les réseaux autoroutiers : c’est ce que l’on nomme le trafic induit (Holz-Rau, 1996). En Suisse, cette situation va même préoccuper certains parlementaires fédéraux, qui déclaraient en 1960 déjà, que ce pays a besoin d’autoroutes plus larges et surtout plus vite que prévu (Bassand et al., 1986 : 30). Ce second processus a eu pour effet d’accroître considérablement la pendularité ; il se trouve aussi à l’origine de la périurbanisation, phénomène qui parachève la diffusion de l’urbain. La proximité de la nature, le mythe de la propriété et des prix fonciers moins élevés ont raison du rapprochement habitat-emploi et produisent « l’archipel urbain » (Beaucire, 1996), cette ville, discontinue, spatialement éclatée et diffuse.

Pour les chemins de fer, là où une offre inter-ville rapide et fréquente existe, un constat identique peut être développé. En Suisse, par exemple, nous constatons une intensification importante des flux pendulaires de centre à centre, suite à des améliorations de desserte et qui renvoient elles aussi à de nouveaux équilibres entre localisations résidentielles et pendularités (Schuler et Kaufmann, 1996). Le même constat est valable avec les RER et autres S-Bahn. « L’accélération » de la mobilité quotidienne modifie les équilibres du système de mobilité spatiale : des mobilités quotidiennes se substituent à des mobilités résidentielles, voire à des migrations interrégionales. Autrefois, un changement de lieu de travail suscitait un déménagement, il provoque aujourd’hui une pendularité (Huissoud et al., 1996). Ainsi, les gains de temps offerts par la vitesse de transport ne sont pas utilisés pour les loisirs, les durées consacrées aux déplacements dans la vie quotidienne restants grosso modo constants. Il en résulte un accroissement important des kilomètres parcourus par personne et par jour. Dans l’ensemble des pays européens, la croissance du nombre de kilomètres par personne et par jour a été comprise entre +1.4% par an en Belgique et +5.8% par an au Portugal, avec +2.7% par an en France (Bovy et al., 1993, voir tableau 2.1).

b – La mutation des villes-centres

Lire aussi :  Les villes cyclables... et les autres

Parallèlement à la diffusion du phénomène urbain, l’automobile investit la ville-centre, d’une part, sous l’impulsion de la motorisation, qui permet de déployer des modes de vie proche de l’idéal-type californien parmi les habitants des villes-centres, et d’autre part, par l’émergence des couronnes suburbaines et périurbaines qui génèrent de nouveaux flux vers la ville-centre. Sous cette impulsion, la villeracine s’adapte progressivement au trafic urbain (Grieco, 1994 ; Dupuy, 1995).

Dès les années 1970, la voiture tend à régner sur la rue, que ce soit pour sa circulation ou pour son stationnement. Le trafic croît, et sous la pression de la croissance de la motorisation, les trottoirs sont rétrécis pour permettre le stationnement. Dans certaines villes-centres, lorsque la largeur des rues ne permet pas de grands débits de trafic, les autorités n’hésitent pas à détruire une partie du domaine bâti. Par ce processus, que d’aucuns nomment bruxellisation, la physionomie de quartiers entiers se trouve modifiée.

L’accroissement du trafic urbain génère un certain nombre de nuisances et contribue sans doute à la diffusion d’une représentation « urbaphobe » des villescentres. Les embouteillages apparaissent à mesure que la motorisation augmente. Les nuisances sonores et la pollution atmosphérique se développent. La densité du trafic morcelle les quartiers en îlots. Afin de pallier ces désagréments, des mesures de gestion de la circulation et du stationnement sont imaginées. Un arsenal de mesures est proposé : des boucles de trafic étanches empêchent le transit par les centresvilles, comme à Besançon depuis 1974 (Bovy, 1993b ; Regani, 1975), des réglementations du stationnement (horodateur, zones rouges et bleues), des limitations du stationnement, comme dans le centre des agglomérations de Bâle, Berne et Zurich (Pharoah et Apel, 1995 ; Bays et Christe, 1994). Au niveau de l’urbanisme, des politiques de valorisation de l’espace-rue dans les centres-villes sont engagées dans de très nombreuses villes européennes (Oudin et al., 1976 ; Reportage TEC, 1975). L’ensemble de ces mesures déplace les problèmes de l’impact du trafic des centres-villes vers les quartiers adjacents et la première couronne, symboliquement moins emblématiques.

NewYork


c – La métropolisation

Dès les années 1980, soit après que les processus de suburbanisation, puis de périurbanisation ont débouché sur une urbanité sans bornes (Webber, 1964), émerge le processus de métropolisation (Bassand, 1996). Celui-ci résulte d’une série d’effets polarisateurs, issus de la maîtrise de la distance, qui induisent une concentration du pouvoir économique et des fonctions urbaines hautement spécialisées dans les agglomérations les plus grandes, qui, en conséquence, se développent plus rapidement (Cunha et Csillaghy, 1992 : 11). Cette concentration s’inscrit dans une logique économique de rationalisation, dont les enjeux ont été décrits par Pierre Veltz (1995), et qui peuvent être considérés comme une conséquence spatiale du processus de mondialisation de l’économie.

Ainsi que le relève Marc Wiel (1995), le phénomène de métropolisation est l’aboutissement d’un processus de concentration dans lequel les techniques de transport jouent un rôle crucial. Les métropoles se constituent, en effet, largement autour des infrastructures de transports rapides (Massot, 1996). Réseaux autouroutiers naturellement, mais aussi réseaux de Trains à Grande Vitesse et « hubs » aéroportuaires. L’émergence de la triade des « World cities » de New York, Londres et Tokyo est, par exemple, indissociable des liaisons aériennes entre ces centres (Keeling, 1995). Ces infrastructures se caractérisant par la vitesse de déplacement et une desserte discontinue des territoires (donc caractérisés par des « effets tunnels » à une nouvelle échelle spatiale), elles sont de nature à dissocier la proximité physique de la durée de déplacement (Plassard, 1994). Ces deux facteurs – grande vitesse et « effets tunnels » – ont des conséquences spatiales importantes.

Tout d’abord, ils sont de nature à modifier les centralités urbaines. Les centres moyens et régionaux voient leurs fonctions centrales reléguées au profit des grands centres, qui se sont désormais rapprochés en termes isochrones. Ils sont « mis en orbite » par les infrastructures de transports et dépendent beaucoup plus que par le passé des grands centres.

D’autre part, la discontinuité de la desserte produite par les « effets tunnels » des grandes infrastructures de transport contribuent au développement d’aires métropolitaines discontinues. Des lieux proches d’un grand centre, mais n’étant pas accessibles par une grande infrastructure, sont susceptibles, en termes relatifs, de perdre leur accessibilité favorable.

En fin de compte, la métropolisation peut être interprétée comme une expression nouvelle du modèle centre-périphérie : elle parachève le passage du modèle urbain pré-agglomération qui prend appui sur l’espace-distance au modèle urbain qui prend appui sur l’espace-temps. Dans les aires métropolitaines, ce n’est plus la distance qui structure l’espace, mais l’accessibilité. A cette substitution correspond une autre, qui concerne la mobilité spatiale et qui découle, elle aussi, directement du développement des infrastructures rapides de transport. Si le mouvement, dans le modèle centre-périphérie classique basé sur l’espace-distance, se caractérisait par la migration, donc par une temporalité longue, le mouvement, dans le modèle métropolitain basé sur l’espace-temps, se caractérise beaucoup plus par des mobilités quotidiennes et des voyages, donc des temporalités courtes.

Le processus de métropolisation conduit à la diffusion d’un nouveau mode de vie idéal-typique, celui que nous avons nommé « métropolitain ».

c – Synthèse : des villes en parallèles

Cette présentation a insisté sur l’impact considérable des moyens de transport sur l’évolution de l’urbain ces trente dernières années. La diversité des modes de vie urbains qui en résulte produit des villes en parallèles. La ville fragmentée qui en découle est constituée de mondes dont les habitants ne se rencontrent que peu, du fait d’une collision des vitesses et des sphères de la vie quotidienne.

Cette collision spatiale issue de l’étendue contrastée de l’espace pratiqué en fonction du mode de vie, trouve son écho dans les temps sociaux. Les temps sociaux différents empêchent souvent la rencontre, même lorsqu’il y a proximité physique (comme dans un bistro, dans le train ou dans l’avion), car la distance sociale induite par les sphères de la vie quotidienne construit de petits univers fermés. Cette situation est typique des lieux de l’attente. En particulier, des noeuds vers lesquels convergent différents genres de flux de personnes.

L’ensemble de ces observations suggère que l’usage des moyens de transport a non seulement un impact sur les formes urbaines, mais aussi sur les relations interpersonnelles. Elle introduit ainsi une réflexion sur le rapport entre mobilité quotidienne et inégalités sociales.

à suivre

Hier: La conjecture de Zahavi, un mécanisme régulateur
Demain: La Famille