Cet article est extrait d’une recherche exploratoire de l’INRETS, commandée par la « Mission Transports » de la Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques et Techniques du Ministère de l’Equipement (DRAST), intitulée « Mobilité urbaine et déplacements non motorisés : situation actuelle, évolution, pratiques et choix modal« .
L’auteur de ce travail est Vincent Kaufmann, chercheur à l’Institut polytechnique fédéral de Lausanne.
La conjecture de Zahavi, un mécanisme régulateur
Le constat établi par Yacov Zahavi (Zahavi, 1979 ; Zahavi et Talvitie, 1980) d’une relative constance du budget-temps consacré aux déplacements met à jour le mécanisme régulateur fondamental de la mobilité quotidienne. Cette observation, qui mériterait d’être affinée, fait dépendre l’espace pratiqué de la vitesse de déplacement : plus celle-ci s’avère importante, plus l’espace pratiqué est étendu, la durée totale de l’ensemble des déplacements restant grosso modo constante (Orfeuil,1994: 69).
Bieber (1995 : 279-280) formule cette conjecture d’une façon synthétique qui permet bien d’en saisir la dynamique et les enjeux : « Les progrès de la vitesse offerte par l’amélioration des techniques de déplacement et par l’importance des investissements consacrés à l’automobile et aux transports collectifs, permettent, non pas de gagner du temps, mais d’augmenter la portée spatiale des déplacements en maintenant relativement stable le budget-temps de transport d’un individu ».
La conjecture de Zahavi est souvent considérée comme une réduction de complexité scandaleuse (Duhem et al., 1995 : 283), notamment parce qu’il s’agit d’une moyenne qui ne tient pas compte de la position sociale, et en particulier des « effets d’annulation » entre les élites circulantes et les personnes n’exerçant pas d’activité professionnelle. Prise au pied de la lettre, la conjecture de Zahavi est effectivement peu convaincante. La tendance qu’elle met en évidence est, en revanche, de toute première importance : elle démontre la nécessité d’un urbanisme pensé en termes de mouvements et non plus uniquement en termes de lieux.
La conjecture de Zahavi illustre en fait deux phénomènes distincts. Elle met en relief l’interdépendance entre les sphères d’activité et leur articulation au niveau du ménage. Si la durée totale de mobilité quotidienne reste grosso modo constante, on peut supposer l’existence de phénomènes de vases communicants entre les différents types de mobilité quotidienne. Si, par exemple, la localisation du travail suppose une pendularité longue, celle-ci sera de nature à restreindre le temps libre donc, par voie de conséquence, la mobilité qui lui est associée (Pickup et al., 1989) et à modeler le partage des tâches au sein du ménage. Le second mécanisme a trait à la mobilité résidentielle. L’observation de budgets-temps constants consacrés au déplacement, implique qu’une mobilité résidentielle, voire une migration interrégionale, est induite lors d’un changement de localisation du lieu de travail entraînant des déplacements pendulaires excédant un certain seuil de durée.
Les budgets-temps constants ont également été appliqués aux coûts des déplacements. En convertissant l’argent nécessaire aux déplacements en heures de travail, puis en additionnant ces heures à celles consacrées à la mobilité proprement dite, Jean-Pierre Dupuy (1975) observe que la vitesse du déplacement en automobile équivaut à celle de la bicyclette. Ce constat tend à démontrer que la conjecture de Zahavi se double d’une constante par catégorie sociale des vitesses de déplacement lorsqu’on tient compte du temps total nécessaire à la réalisation
de cette vitesse.
Synthèse: la nécessité d’une approche transversale
Ces quatre éléments montrent la nécessité d’une approche transversale de la mobilité quotidienne, qui contraste souvent avec les pratiques de la recherche, qui souffrent généralement de quelques lacunes conceptuelles :
• Les recherches menées s’avèrent généralement assez largement a-sociologiques. Ce constat recouvre en fait deux aspects distincts. D’une part, les préoccupations des auteurs ne concernent que marginalement la structure sociale, dont l’étude pourrait cependant enrichir la compréhension des processus d’une façon décisive (Begag, 1991). D’autre part, les conceptualisations, par leur construction même, ne permettent pas forcément de mener une analyse sociologique approfondie. Par exemple, la méthode classique n’autorise pas d’étude désagrégée en fonction de la position sociale. De même, pour citer un autre exemple, la définition exclusivement psychologique des attitudes dans « l’Attitudinal Approach » (par exemple : Golob et al., 1979) empêche toute interprétation en termes de représentations sociales.
• Les concepts de base restent souvent peu élaborés et peu pertinents dans une optique compréhensive. Il en va ainsi de l’appréhension des activités de la vie quotidienne, généralement regroupées de façon « intuitive », ou des notions de « choix modal » et de son contraire « la captivité », toutes deux douteuses car teintées d’a priori de toutes sortes : a
priori selon lequel l’acteur choisit son mode de transport chaque fois qu’il se déplace, a priori concernant les logiques qui sous-tendent ce choix postulé, a priori fonctionnaliste concernant les déplacements, qui ne seraient que des moyens de déployer un programme d’activités.
• L’articulation entre migration, mobilité résidentielle, mobilité quotidienne et pratiques modales est souvent absente, bien que ces objets soient indissociables.
L’approche espace-temps-activités ne traite que de la mobilité quotidienne et se préoccupe peu des pratiques modales et des autres formes de mobilité spatiale ; l’approche par les attitudes et celle de Werner Brög restent cantonnées à l’étude des pratiques modales sans réflexion sur les différents types de mobilité (mobilité résidentielle, migration).
Considérer la mobilité quotidienne isolément d’autres formes de mouvement dans l’espace géographique revient à admettre que l’origine spatiale de cette mobilité (le domicile) est un point fixe, choisi de façon aléatoire, qui n’entretient aucune interaction avec les pratiques quotidiennes. Or, les résidents développent des stratégies multiples autour de leur localisation résidentielle. Cette absence de vision globale a deux types de conséquences sur les recherches menées. Elle légitime le recours à la méthode classique (telle que conceptualisée par Merlin, 1985 par exemple), conceptuellement inadéquate, mais englobante par la succession des choix qu’elle suppose, de la localisation du domicile à l’itinéraire lors d’un déplacement, ou bien, et c’est ce qui se passe le plus souvent, elle rend l’analyse totalement statique en faisant référence au logement comme point d’origine figé de la mobilité quotidienne, alors que la possibilité de choisir son lieu de domicile et le nombre important de déménagements démontrent que ce point d’origine est dynamique.
Les quatre éléments présentés permettent de problématiser le champ de la mobilité dans l’optique des sciences sociales.
à suivre
Sources:
Zahavi Y. (1979) The UMOT project, USDOT, Washington.
Zahavi Y. et Talvitie A. (1980) « Regularities in Travel Time and Money Expenditure », in : Transportation Research Record, 750, 13-19.
Orfeuil J.-P. (1994b) Je suis l’automobile, éditions de l’aube, Paris.
Bieber A. (1995) « Temps de déplacement et structures urbaines » in : Duhem B. et al. (éds.) Villes et transports. Actes du séminaire Tome 2, Plan urbain – Direction de l’architecture et de l’urbanisme. 277-281.
Duhem B., Gourdon J.-L., Lassave P., Ostrowetsky S. et Enel F. (collab.)(éds) (1995) Ville et transports – Actes du séminaire, tome 2, Plan Urbain – Direction de l’architecture et de l’urbanisme, Paris.
Pickup L., Costa G. et Dimartino V. (1989) « Commuting and it’s Effects on Living and Working
Conditions: some Results from a European Wide Study », in: Travel Behaviour Research, International Association for Travel Behaviour, Avebury, 64-78.
Dupuy J.-P. (1975) « A La recherche du temps gagné », in : Illich I, Energie et équité, éditions du Seuil, Collection techno-science, Paris, 73-80.
Begag A. (1991) La ville des autres – La famille immigrée et l’espace urbain, PUL, Lyon.
Golob T., Horowitz A. et Wachs M. (1979) « Attitude
Behaviour Relationship in Travel Demand Modeling » in: Henscher D. et Stopher P. (eds) Behavioural Travel Modeling, Croon Helm, London, 739-757
Hier: La prédisposition à l’usage de l’automobile: un effet incitateur
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