Les 24 Heures du Mans

Au niveau de l’espace comme au niveau du temps, la course automobile du Mans est une image concentrée des aspects principaux de la société moderne.

En tant qu’épreuve sportive, les 24 heures du Mans représentent le nec plus ultra de la dépossession des gens: le sport est devenu spectacle. Ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. Cette dépossession et cette passivité forcées ne sont pas seulement le résultat du processus de spectacularisation du sport; elles témoignent aussi de la distance chaque jour accrue entre les gens et la complexité du monde technique.

Le Mans représente la consécration du sport-compétition; l’idéologie de la compétition exacerbée y est élevée à son plus fort exposant grâce à la technique. La compétition n’est même plus le fondement du sport, c’est le sport qui est devenu le fondement de la compétition.

Le Mans consacre les champions; le coureur automobile devient vedette, c’est-à-dire le représentant spectaculaire qui, comme la star de cinéma ou l’homme d’État, vit, agit, décide à la place des gens.

Mais le pilote de courses tend de plus en plus à se confondre avec sa machine. Il en épouse la forme, se fond avec elle dans le bruit et la vitesse (particulièrement dans l’accident mortel, où l’on parvient difficilement à distinguer les restes carbonisés du pilote de ceux de sa voiture). Il tend de plus en plus à perdre son aspect humain et son identité. D’ailleurs l’arrivée consacre plus la marque de la voiture victorieuse que son conducteur.

Le pilote n’est plus finalement que le prisonnier et le faire-valoir du gadget scientifique.

Par le biais de l’identification spectaculaire, les spectateurs font leur l’abandon et la soumission dociles du coureur à sa machine. A travers le champion, c’est à celle-ci que les gens s’identifient.

Ainsi, le triomphe du pilote débouche en fait sur le triomphe de la technique, la consécration de la bagnole-reine et de l’idéologie technicienne.

Compétition, vitesse, perfection technique, étroitement mêlées, sont leur propre justification. Le gigantisme cancéreux de la technique est à la fois le moyen et la fin du spectacle.

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Le Mans, c’est aussi un extraordinaire rassemblement humain. Mais ce rassemblement n’est que celui d’une foule solitaire, c’est-à-dire la somme de l’isolement et de l’impuissance de chacun.

Au-delà de la fête de la technique, on découvre la technicisation de la fête.

La fête naît lorsque des gens se rassemblent, et cette fusion remet tout en cause, et d’abord les rapports sociaux. Au contraire, la fête-spectacle ne mime même pas le changement et la transgression; elle est un renforcement de l’ordre social en place. Comme le temps « libre » des loisirs, est partie intégrante de cet ordre.

Car les « transgressions » de la fête-spectacle restent dans les limites permises; elles sont l’exutoire, la soupape de sécurité nécessaire à la bonne santé du système.

De plus, les excès qui caractérisent ces « transgressions » sont excès des valeurs et des produits de l’ordre social existant: si bien que, loin de subvertir ou de transgresser cet ordre, ils ne font que le cautionner et le renforcer. Excès de consommation (matérielle et idéologique), excès de gaspillage, excès de passivité.

La fête-spectacle, c’est le seul orgasme possible pour des masses châtrées par la société technicienne.

Le Mans n’est qu’un gigantesque panneau publicitaire, une foire de promotion et de consommation des produits et des valeurs du système, du non-sens établi.

C’est l’auto-portrait de ce système, proposé (imposé) comme objet de la contemplation et du désir des masses. L’adhésion totale des spectateurs à cet ordre spectaculaire, n’est rien moins que leur adhésion totale à l’ordre social dont il est la représentation. Tout ce qui est mis en scène est ainsi admis et justifié par la foule (ainsi Matra se voit accepté globalement, dans sa totalité: J.P. Beltoise et le missile nucléaire ne sont pas dissociables; en acceptant l’un, on accepte aussi l’autre).

Didier Savard
Survivre… et vivre n° 12
23 juin 1972

5 commentaires sur “Les 24 Heures du Mans

  1. jean-marc argirakis

    Super article Didier ! je ressens la même gerbe vis à vis de cette manisfestation dépourvue de sens …  la société continue à faire comme si de rien n’était .. comme s’il était impossible que l’on connaisse un jour une pénurie d’énergie .. quel gâchis, quel gaspillage , quelle gabegie honteuse !

    Le Mans ? Attention ! un con peut en cacher un autre ! variante du  célèbre  »  un train peut en cacher un autre « 

  2. Tommili

    Oui, le délire continue et même se lâche, se répand, s’émancipe…Le bon peuple s’en prend plein les mirettes, sport-spectacle, sport-pognon, sport-bidon, le pékin de base ne rêve que de grosses berlines, 4X4 rutilants (mais diesel c’est moins cher hein…) motos, mobylettes, quads… l’été arrive, on se décapote, on fait vroum-vroum sur place pour épater les voisins…A ouatchure, a baballe, a médaille…Et voilà un peuple qu’il est content. Surtout pas le priver de ses joujoux adorés.

    Oui, la gerbe. le monde part en couille de puis un bon moment, et lui, le peuple, il regarde les « sportifs »-les vedettes-les courses-le foot, son petit nombril ridicule, se pavane sur sa tondeuse autoportée, se gave de barbecues et de malbouffe.

    Pendant ce temps-là

    Des enfants meurent sous les bombes, effets collatéraux de tout ce délire, des gens se noient en mer pour échapper à d’autres délires encore plus infâmes,  des gens crèvent de soif, de faim, de maladie mais peu importe tant qu’ils ne viennent pas crever devant notre porte, la mer est profonde, la télé une fenêtre ouverte sur la misère du monde, mais tant que ça se passe à la télé hein, le bon peuple s’en fout, s’en contrefout et continue de faire la fête : a ouatchure, a baballe et a médaille… Tant que ça tourne le manège, tout va bien.

    pendant ce temps-là

    Le lecteur de Carfree, impuissant, écoeuré, fatigué… Il avait juré de ne plus écrire un mot, il avait espéré que les choses allaient évoluer en mieux, il avait cru comme un con que le peuple des moutons dormeurs allait enfin se réveiller.

    Il avait tort. Il était con. Il était chevelu, rêveur, optimiste, croyait encore en « l’Homme ». Il rêvait d’un tuyau, un beau tube bien rond, bien lisse,très long, fait avec toutes les ordures recyclables trouvées sur les bas-côtés des routes par exemple.

    Un simple tuyau il faudrait. Mais un gros, d’un diamètre jamais vu. Ce tuyau est magique, écoutez bien: Il acheminerait sur des milliers de kilomètres un liquide précieux qui règlerait bien des problèmes…un pipe-line rempli de pétrole pour nos réservoirs affamés? Non, çà on a déjà.

    Non, juste de l’eau. De pluie, de lac, de réservoir, de gouttière, de ce que tu veux, mais de l’eau de là où il pleut tout le temps, qu’on peut boire, arroser les légumes, se laver (non, pas les bagnoles, les gens, ceux qui crèvent dedans la télé, en Afrique, en Inde et partout là où c’est sec).

    Pendant ce temps-là

    Le citoyen de base espère qu’il fera beau ce week-end, qu’on puisse profiter de la terrasse, de la pelouse, faire un barbecue entre copains, « faire la fête » quoi, parce que y en marre de la flotte, cet été on ira au soleil all-inclusive pas cher se remplir la panse de bonnes frites et se dorer au soleil, avec les compagnies low-cost maintenant hein, les pauvres peuvent faire comme les riches, y a pas de raison…Ces riches qu’on admire, qu’on envie, qui bousillent la planète, qui se gavent impunément, et pour lesquels on vote allègrement.

    LA DJERBASSE DEGUEULASSE

    Pis quand y aura plus de pétrole, « ils » trouveront bien aut’chose, pas de quoi s’inquiéter…Ha.

    LA GERBE .

    PEUPLE il faut quand même que je te le dise: tu n’es pas raisonnable, et tu n’as que ce que tu mérites , ne viens pas te plaindre plus tard…

    Bientôt peut-être, sûrement même.

  3. BOUSCASSE

    Il y a mieux que les 24 H du mans; c’est la Formule 1. Les consommations des voitures sont plus importantes (pb aérodynamisme). Oui mais la course dure 1 H 30′. Mais il y a 16 grands prix par an, soit 24 h (16*1.5). Et puis on a les essais, les tours de chauffe etc. Mais ceux qui consomment le plus ce sont les spectateurs. Entre 50 000  et 100 000 bagnoles qui ont fait des centaines de kilomètres, M. TOTALESSOSHELLBPCHEVRON ainsi que l’Etat s’en mettent plein les fouilles.

    Ce qui est difficilement supportable, c’est le bruit. Si dans un atelier, on avait le même nombre de décibels, nul doute que l’Inspection du Travail débarquerait,  à juste titre d’ailleurs.

    Vive le marche à pied ! Seul problème ; les chaussures fabriquées par des petits Vietnamiens payés à coups de triques sont importées grâce à des porte-conteneurs qui bouffent entre 200 et 300 t de fuel/jour (ça marche à 18 noeuds ce genre d’engins). Et puis d’horribles camions les acheminent entre le Havre ( ou Anvers ou Rotterdam) jusqu’au magasin vertueux du Vieux Campeur (Décathlon, c’est pour les ploucs dont je suis). L’indulgence écologique germano-pratine, c’est pas pour toutes les bourses.

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