Ces Néo-NégaWatt qui valent des Milliards…

Bien évidemment c’est un secret de Polichinelle… En tant qu’entreprise vendant de l’électricité atomique, EDF, criblée de dettes, survit dans son parc délabré en limite de la faillite. Même si la présentation soignée de l’état de ses finances apparaît moins préoccupante que celle d’Aréva, après Fukushima, il n’y a plus d’illusion possible sur l’avenir du fleuron national. L’atome tricolore va de mal en pis, dans l’économie réelle l’électronucléaire ne paie plus…

Mais, au tournant du siècle, insidieusement la donne économique s’est quelque peu modifiée pour devenir toxique avec la dérégulation du marché de l’énergie. Si, comme on nous l’a annoncé, le monde est passé de l’économie réelle à la dématérialisation de l’économie, la logique obsessionnelle du chiffre d’affaires est restée la même. Et, perversion ultime du système, il apparaît, dans cette nouvelle ère économique numérique et néolibérale que le virtuel serait capable de faire des miracles, comme transmuter le néant en or.

Alors changement de décor, en tant qu’entreprise possédant potentiellement des milliards de kilowatts-heure futurs, EDF dans sa friche industrielle et plus particulièrement ses actionnaires peuvent sereinement tabler sur un avenir radieux, assuré jusqu’à la fin du siècle. Par le jeu des tribunaux arbitraux, de nouveaux comportements prédateurs ont vu le jour sur les Etats… Mais, en définitive les victimes, c’est nous.

C’est ce que nous apprennent les tractations politico-financières avec les actionnaires pour rendre possible la fermeture de la centrale de Fessenheim. Des « manque-à-gagner » se sont négociés au prix fort et la facture sera calculée au prorata du prix futur du Mégawatt-heure… Les estimations, même les plus raisonnables, se chiffrent en milliards.

Comment en est-on arrivé là ? Calculer des Négawatt virtuels et les valoriser.

Rappel liminaire sur la notion originelle de NégaWatt

A tout seigneur tout honneur, on doit au physicien américain Amory Lovins le concept de Négawatt. Ce vieil expert en énergie, fondateur du Rocky Mountain Institute en 1982 et anti-nucléaire convaincu, avait été frappé, comme beaucoup de ses contemporains, par l’invraisemblable gabegie d’énergie du système économique et technique étasunien. Dès les années soixante, il pouvait chiffrer pour son pays, le gisement potentiel de NégaWatt. Le calcul en révélait des milliers de milliards. De quoi s’agit-il ? Les NégaWatt sont les kilowatts heure qu’il serait tout simplement inutile de produire si une réelle volonté politique orientait l’économie vers la sobriété et l’efficience énergétique… Dans les années 1970, au temps où il écrivait pour les Amis de la Terre, Lovins avait présenté comme aberration monumentale le cas symbolique de la passoire énergétique du Word Trade Center (1).

En France, il y a une association d’experts en énergie qui depuis le début les années 2000 propose un scénario NégaWatt associant sobriété, efficience énergétique et déploiement des énergies renouvelables. Dans cette perspective énergétique en rupture avec le modèle actuel, la seule sobriété permettrait de réduire de 60% la consommation d’énergie sans perte significative de confort. Précisons, 60 % d’énergie importée ou produite sont inutilement consommés en France et c’est au moins deux fois plus que ce que produit le parc nucléaire national.

La dernière mouture du Scénario NégaWatt 2017 – 2050 assurerait la sortie du nucléaire dans les années 2030 et annonce un quasi 100% d’énergie renouvelable à échéance 2050 (2).

Bien évidemment, ces milliards de Négawatt utilement retirés de l’économie réelle ne coûtent pas un kopeck.

Mais, dans la fameuse économie dématérialisée ultralibérale des transnationales, de nouveaux négawatt ont vu le jour et se négocient aujourd’hui à prix d’or.

Le Cas Allemand et les Néo-NégaWatt de Vattenfall

Décidément, l’imposture internationale de l’énergie atomique s’est inscrite dans la durée. Elle concerne non seulement les domaines techniques, sanitaires et environnementaux bien connus, mais s’ajoutent aujourd’hui les procédures juridiques et financières.

En 2011, après la catastrophe de Fukushima, l’Etat Allemand sans attendre a pris la sage décision de sortir le pays de la menace nucléaire.

Mais ce fut sans compter la voracité économique des transnationales impliquées dans cette industrie. C’est là qu’apparaissent les nouveaux NégaWatt virtuels qui ne seront ni produits ni consommés mais que les acteurs du secteur souhaitent facturer à la collectivité.

Les Allemands découvrent aujourd’hui à la manœuvre trois grands philanthropes de leur nucléaire national : deux allemands E.ON et RWE et le suédois Vattenfall. Ces géants de l’énergie, loin d’être soulagés par l’éloignement de la menace atomique, veulent se faire payer au prix fort les mégawatts heure qu’ils auraient pu produire mais que la perspective de fermeture des centrales à l’horizon 2022 empêchera de produire et vendre.

D’entrée de jeu, alors que le monde était encore sous le choc de Fukushima, Vattenfall, en grand viking conquérant, lançait l’attaque en saisissant un tribunal d’arbitrage. Deux ans plus tard, en 2014, on apprenait ses prétentions de rançon. Le groupe public suédois réclamait 4,7 milliard d’euros aux contribuables allemands.

En 2016, Vattenfall était rejoint dans sa démarche belliqueuse par deux géants allemands de l’énergie. Tous trois déposaient une plainte auprès du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. « Selon certaines sources, l’enjeu financier peut être majeur. Le dédommagement pourrait atteindre près de 20 milliards d’euros au total (2). » Ces calculs sordides de la nouvelle économie faisant fi de la santé et sureté publique se font sur la base des mégawattheures que les fermetures empêcheront de produire et de vendre…

Dans cette affaire, il faut signaler un quatrième larron, l’opérateur EnBW. Ce dernier, propriété du Land du Bade-Wurtemberg dirigé aujourd’hui par les Verts, ne s’est pas associé à la plainte. Mais on le retrouvera dans ses basses œuvres avec ses NégaWatt à valoriser dans le montage politico-financier de la fermeture de Fessenheim.

Les NégaWatt de Fessenheim

Coté tractation financière rien n’avait fuité ou presque. Coté politique politicienne, l’affaire de Fessenheim refaisait surface avec la nouvelle échéance présidentielle. Les Français connaissaient la vieille promesse de fermeture de la campagne de 2012, ils la redécouvraient dans la presse à la veille de l’échéance présidentielle de 2017. Le candidat Hollande avait promis de fermer Fessenheim durant son mandat… s’il était élu. En ces temps de campagne, il s’agissait pour lui de s’assurer le report large des suffrages des électeurs habituels d’Europe Ecologie les Verts. Il a été élu et, sans surprise selon la fameuse règle « les promesses qui n’engagent que ceux qui y croient », son engagement n’a pas été tenu.

Arrivé en fin de mandat et à quelques mois de la nouvelle échéance présidentielle la fermeture de Fessenheim s’imposait à nouveau dans les agendas, mais la question se posait désormais dans une ambiance d’urgence vitale pour le nouveau candidat du Parti Socialiste. La situation était en effet des plus préoccupantes, rien n’était gagné. Avec le candidat Macron en électron libre au centre de l’échiquier politique ratissant large à gauche comme à droite le spectre Jospinien n’était pas à exclure. Dans ce contexte de grandes incertitudes, il fallait tout faire pour sauver le candidat Hamon. Traînant les casseroles de la casse sociale et environnementale de la loi travail et du code minier, le parti devait lui donner au moins l’ombre d’une chance d’être présent au second tour.

Après le quinquennat des entourloupes Hollande, Les Verts échaudés avaient cette fois-ci mis la barre au plus haut pour accepter de mettre à la trappe leur propre candidat. Et le PS, au pied du mur, avait tout accepté pour éviter le pire.

Sur le volet nucléaire, l’accord d’appareil Rose-Vert, Jadot-Hamon, ne contenait pas moins qu’une sortie progressive et intégrale du nucléaire, avec objectif d’y parvenir d’ici 25 ans, et la fin du projet d’enfouissement profond des déchets nucléaires à Bure (3). Les groupes anti-nucléaires pourraient évidement tiquer sur la période astronomique de « 25 ans », qui est tout sauf une sortie volontaire du nucléaire, c’est tout de même nettement mieux que l’inconsistante promesse de réduire à 50% la part de l’atome dans le mix énergétique tricolore.

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Premier tour des présidentielles, le candidat rose officiel investi par les primaires du parti socialiste fait un excellent score de candidat vert mais, malgré ça, n’arrive qu’en 5e position. Il ne peut donc pas accéder au second tour. Avec un 7% des suffrages exprimés on peut se permettre de dire que seuls les électeurs des Verts auraient voté Hamon, l’ensemble des voix PS se seraient portées sur Macron. En conséquences logiques les tractations politiciennes de dernière minute sur l’avenir de l’atome tricolore sont désormais obsolètes.

Dans une analyse politicienne a posteriori on peut se demander si le candidat Hamon n’était pas un piège à électeurs verts pour assurer au candidat Macron un duel à droite avec Le Pen plutôt qu’à gauche avec Mélenchon… Mais revenons à nos moutons…

Reste entier et intéressant à regarder le versant financier négocié de la fermeture de Fessenheim pour la mise en bouche du pacte d’appareil Rose Vert.

Côté mécano français, à la veille du scrutin, EDF avait encore une fois décroché le jackpot de l’Etat, son actionnaire principal, avec un décret en trompe l’œil de fermeture conditionnelle (4). En substance, on a: Fessenheim fermera quand l’EPR de Flamanville divergera. Autant dire jamais… Le gouvernement PS anticipait la victoire électorale du candidat de la haute finance et l’obsolescence de l’accord rose-vert… en faveur encore de l’hypothèse Hamon piège à écologistes benêts.

Coté extra-hexagonal, on découvre le pot aux roses, il y a d’autres actionnaires à régaler. Ils sont certes minoritaires, mais l’Etat providence de la finance se fait un devoir de les satisfaire aussi. Le montage des tractations financières finales de fermeture de Fessenheim réserve en effet quelques surprises de taille, entre autre chose la durée de vie de la centrale sur laquelle se font les calculs de dédommagements des actionnaires.

Pour le partage du gâteau, on retrouve attablé, en plus d’EDF, l’opérateur patriotique allemand EnBW du Land de Bade-Wurtemberg associé à un consortium helvétique, CNP. Le premier est actionnaire à hauteur de 17,5%, le second de 15%.

Si sur le plan technique, selon l’ASN, le gendarme de Saint-Tropez du nucléaire, la prolongation de la durée de vie des réacteurs jusqu’à 60 ans n’est toujours pas acquise, il semble qu’il en va différemment dans l’économie dématérialisée du marché dé-régularisé de l’énergie. Entrée en fonction en 1978, la centrale de Fessenheim aurait dû fermer trente ans plus tard, en 2008. Mais c’était sans compter sur une généreuse bonification générale du parc nucléaire tricolore. Ainsi la date de 2041 apparaît dans les calculs sur les néo-négawatt facturés aux contribuables français. Pour la centrale de Fessenheim cela fait une retraite virtuelle à 63 ans. Surprise de taille, en effet, c’est sur cette base que s’établissent les négociations de fermeture de Fessenheim. Trente-trois ans en plus d’activité possible, c’est autant de négawatts dans la corbeille des négociations. Selon les termes de l’accord, l’Allemand EnBW et le consortium Helvétique « toucheront leur quote-part du manque à gagner dû à la non production constaté en 2041 ». Si, sur cette période de production fictive le prix du mégawattheure s’envole, l’enveloppe à régler peut atteindre les 8 milliards d’euros (6)…

On a vu outre-Rhin que l’acteur EnBW s’était abstenu de porter plainte contre l’Etat Allemand. Dans Hexagone, pour la centrale de Fessenheim, il n’a même pas eu besoin de se plaindre, c’est spontanément l’entité bicéphale Etat-EDF qui se charge de le régaler ainsi que l’autre actionnaire minoritaire helvétique…

La victimisation valorisée des actionnaires

Il ne faut pas se leurrer sur l’aspect éternel de l’imposture nucléaire en France. Il ne relève ni d’une politique de l’autruche ni de la sidération intellectuelle des élites face à une faillite technico-économique prévisible ou du risque d’une catastrophe atomique sur le territoire… Il comporte aussi une juteuse financiarisation de mégawattheures fictifs futurs, au profit des actionnaires. Sous la rubrique « préjudice » « manque à gagner » « dédommagement » s’organise en coulisse une victimisation valorisée des actionnaires d’une friche industrielle en fin de potentiel.

Comme l’exprime si naturellement l’Institut Montaigne dans son devis épouvantail surfacturé de sortie négociée du nucléaire : «  le Gouvernement et EDF sont convenus d’un protocole d’indemnisation correspondant au préjudice commercial de la fermeture anticipée de Fessenheim, protocole qui a été approuvé par le conseil d’administration d’EDF le 24 janvier 2017. »

Cette arnaque de fin d’empire au profit des actionnaires que l’Institut Montaigne nomme pompeusement « protocole », comprend d’entrée de jeu une part fixe estimée à la louche à un demi-milliard d’euros et une « part additionnelle variable donnant lieu, le cas échéant, à des versements ultérieurs, reflétant le manque à gagner pour EDF jusqu’en 2041. Les partenaires d’EDF dans la centrale (EnBW et CNP) pourront, à certaines conditions, recevoir une quotepart de l’indemnisation du manque à gagner en fonction de leurs droits contractuels sur la capacité de production de la centrale (7). »

Derrière le projet de prolongation itérative de la durée de vie des réacteurs jusqu’à 60 ans et plus se cache l’une des plus grosses arnaques de la 5e République. A l’origine elle semblait palier aux retards au démarrage de l’EPR. Désormais, dans cette atmosphère sordide de fin d’empire et de financiarisation de l’économie, ces décennies additionnelles de retraite constamment reportées constituent la base de calcul de néo-négawatts à facturer aux contribuables.

Dans ses pseudo-transactions sommitales, l’Etat apparaît comme une entité conciliante et malléable à l’usage des transnationales. C’est peut-être aussi la première fois dans l’histoire qu’un vaste parc industriel arrivant en fin de potentiel se négocie en milliards.
Contrairement à l’Etat fédéral des Etats-Unis capable de mettre au pas et à l’amende des transnationales fautives en regard de ses lois, on a là en France le cas caricatural d’un Etat souverain organisant délibérément la spoliation de sa population nationale au profit d’investisseurs transnationaux. Avec 58 réacteurs bonifiés de mégawattheures fictifs valorisés au prix futur de l’énergie et la complicité de l’Etat, les actionnaires EDF peuvent afficher une durable sérénité sur l’avenir.

Notons cependant pour nous consoler que, dans notre malheur de nation nucléaire, que le molosse bicéphale Etat-EDF nous a épargné la facturation d’un pretium doloris au profit des nucléocrates, polytechniciens, chercheurs, ingénieurs et techniciens supérieurs qui ont tant œuvré pour le rayonnement atomique de la France… Mais, fort probablement avec leur haut niveau d’étude, ces travailleurs de l’ombre de l’atome doivent avoir eu la présence d’esprit d’investir dans EDF et sa friche industrielle valorisée par des mégawatts-heure fictifs sur le dos des générations futures…

Avril 2017
Jean-Marc Sérékian

(1) Amory B. Lovins « Stratégies énergétiques planétaires » Ed. Christian Bourgeois 1976.
(2) Sénario NégaWatt 2017-2050
(3) LE MONDE | 17.03.2016 | Frédéric Lemaître « La sortie du nucléaire allemand devant les juges »
(4) Reporterre, 24 février 2017 Hervé Kempf « Voici le texte de l’accord entre Hamon et Jadot »
(5) Le Monde.fr avec AFP | 09.04.2017 | « Le décret sur la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim est signé »
(6) Le Canard Enchainé, mercredi 12 avril 2017 : Odile Benyahia-Kouider « Fessenheim : les atomes et l’argent des atomes »
(7) Institut Montaigne, « Sortir progressivement du nucléaire » Présidentielle 2017

Un commentaire sur “Ces Néo-NégaWatt qui valent des Milliards…

  1. Christophe

    L’article est compliqué mais en gros l’Etat a fait une promesse (un contrat) avec des acteurs de l’énergie en s’engageant pour une certaine durée de vie des réacteurs nucléaires, si le contrat change il faut dédommager l’autre parti, c’est normal.

    Le problème vient donc de l’Etat qui change d’avis trop fréquemment et il doit payer des pénalités pour ça (voir l’affaire des portiques ecotaxe abandonnées : http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/04/23/demontage-des-portiques-de-l-ecotaxe-ultime-etape-d-un-fiasco_4621752_3244.html )

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