Pourquoi, alors que la technique présente tant d’effets négatifs, n’en prend-on pas conscience ? Le premier facteur qui joue dans le sens de l’oblitération est très simple : les résultats positifs d’une entreprise technique sont ressentis aussitôt (il y a davantage d’électricité, davantage de spectacles télévisés, etc.) alors que les effets négatifs se font toujours sentir à la longue. On sait maintenant que l’automobile est un jeu de massacre, cela ne peut enrayer la passion collective pour l’auto.
Il faut en second lieu tenir compte du paradoxe de Harvey Brooks : « Les coûts ou les risques d’une technique nouvelle ne sont souvent supportés que par une fraction limitée de la population totale alors que ses avantages sont largement diffusés. Le public ne sent rien (la pollution de l’air), ou ne sait rien (la pollution des nappes phréatiques). Un troisième caractère joue dans le même sens. Sauf lors des accidents, ces dangers sont très diffus et il ne paraît pas de lien de cause à effet évident entre telle technique et tels effets : techniques industrielles et création du prolétariat, techniques médicales et explosion démographique, etc. Enfin un dernier facteur est à retenir : les avantages sont concrets, les inconvénients presque toujours abstraits. Le motocycliste éprouve une joie sans mélange sur son engin, et la redouble en faisant le maximum de bruit. Le bruit est un fléau, mais ce danger apparaît dans l’opinion tout à fait abstrait. Bien souvent même le danger n’est accessible qu’à la suite de longs raisonnements, ainsi des effets psychosociologiques de la télévision.
L’affaire n’est pas finie, car si cette prise de conscience a lieu, on va se heurter à trois obstacles. D’abord ce qu’on peut appeler le complexe technico-militaro-industriel. Donc cela englobe aussi le régime socialiste. Tout ce que l’on peut faire contre les centrales nucléaires n’a servi à rien. A cela vient s’ajouter que sont engagés dans les opérations techniques des capitaux gigantesques : on ne va pas interrompre une fabrication parce que le public est inquiet. Nous en sommes toujours au stade du XIXe siècle où les maladies pulmonaires des mineurs de charbon n’empêchaient pas l’exploitation des mines. A la rigueur on évaluera les risques en argent et on paiera quelques indemnités. Et c’est là la troisième oblitération, tous les dommages sont simplement évalués en argent, cela fait dorénavant partie des frais généraux. Il faudrait accepter d’avance le principe de faire une balance effective entre les avantages et tous les inconvénients, tant sur le plan de la structure des groupes sociaux que des effets psychologiques ! Impensable !
S’il y a une chance que l’homme puisse sortir de cet étau idéologico-matériel, il faut avant tout se garder d’une erreur qui consisterait à croire que l’individu est libre. Si nous avons la certitude que l’homme est bien libre en dernière instance de choisir son destin, de choisir entre le bien et le mal, de choisir entre les multiples possibles qu’offrent les milliers de gadgets techniques, si nous croyons qu’il est libre d’aller coloniser l’espace pour tout recommencer, si… si… si…, alors nous sommes réellement perdus car la seule voie qui laisse un étroit passage, c’est que l’homme ait encore un niveau de conscience suffisant pour reconnaître qu’il descend, depuis un siècle, de marche en marche l’escalier de l’absolue nécessité. Nous l’avons souvent dit, après Hegel et Marx et Kierkegaard, c’est lorsqu’il reconnaît sa non-liberté qu’alors il atteste par là sa liberté ! Oui nous sommes déterminés, mais non, en fait. Ce système techno-industriel ne cesse de grandir et il n’y a pas d’exemple jusqu’ici de croissance qui n’atteigne son point de déséquilibre et de rupture. Nous devons donc nous attendre, même sans guerre atomique ou sans crise exceptionnelle, à un énorme désordre mondial qui se traduira par toutes les contradictions et tous les désarrois. Il faudrait que ce soit le moins coûteux possible. Pour cela deux conditions : y être préparé en décelant les lignes de fracture, et découvrir que tout se jouera au niveau des qualités de l’individu.
Jacques Ellul
Le bluff technologique
Paris, Hachette, 1988
Alors, je sais pas qui a la bonne idée d’aller nous mettre des extraits comme ceux que je lis ici (Debord déjà, même si j’avais mis le premier texte, puis maintenant Ellul), mais merci infiniment pour ça ! Ces textes, même si, pour certains, les remettre dans leur contexte et leur époque est nécessaire (il ne me viendrais pas à l’idée de citer le « Tractatus » sans préciser qu’il a été écrit avant guerre, par exemple), sont nécessaires et apportent des idées et des réflexions dans lesquelles, je suis sûr, beaucoup, ici, se reconnaissent !
incroyable que depuis 1988 on puisse encore passer pour un dingue à tenir ce type de discours
les lignes n’ont guère bougé depuis 25 ans!!
je pense qu’en faisais + de retour à la ligne le texte serait plus agréable à lire.
Je savais pas qu’Ellul était un grand bloggeur devant l’éternel 🙂
Le lien entre « techniques industrielles et création du prolétariat » existe aussi dans le processus de fabrication de ma bicyclette. Comment echapper au paradoxe ?
@ Nicolas :
En reliant le plus possible sa pratique du vélo à l’atelier vélo (cf article tout récent) :
http://carfree.fr/index.php/2011/05/06/les-ateliers-velo-la-mecanique-du-partage/
On peut même imaginer une fabrication de vélos en ateliers, à terme (bon, c’est peut-être pas demain la veille, mais l’habitus le permettra tôt ou tard).
Que dire… si ce n’est que la lecture de ce livre (‘ème de couv’ ci-dessous) devrait être au programme dans toutes les écoles.
C’est le livre fondateur (1954 environ) de la pensée de Jacques Ellul sur la technique ; dont le bluff technologique cité dans l’article ci-dessus.
Ce bouquin a été à l’origine de l’actions de Ted Kaczynski alias Unabomber (vraiment dommage qu’il ne soit pas au programme ahahah).
Et cela me donne une bonne transition pour inviter tous ceux/celles qui s’offusquent, dès que d’autres -ici même- proposent de balancer des clous devant les bagnoles, de de le lire aussi…. Vraiment.
La technique, ou, L’enjeu du siècle
Jacques Ellul
4ème de couverture
La Technique ou l’enjeu du siècle a connu une destinée singulière. Refusé par deux éditeurs, il a finalement été publié dans une collection universitaire à faible tirage et a très vite été épuisé, Jamais réédité (sauf en édition pirate) il n’a cessé d’être lu et pillé, même si ceux qui l’ont utilisé ne l’ont pas toujours cité. Aux Etats-Unis, il est constamment réédité en collection de poche et est inscrit au programme des lectures obligées (text-books) de la plupart des universités. Il a également eu une grande influence chez les dissidents des pays de l’Est. Jacques Ellul n’a cessé d’approfondir sa réflexion sur la technique dans des livres devenus des classiques : Propagandes (1960), L’illusion politique (1963), Le système technicien (1977) et, tout récemment, Le bluff technologique (1987). Mais on ne peut comprendre son œuvre sans de reporter à ce livre fondateur. Prophétiques lorsqu’elles ont été écrites, ses vues sur la technique comme fait central de nos sociétés conservent plus de 35 ans après une étonnante et parfois inquiétante actualité. En 1960, Jacques Ellul avait préparé une deuxième édition revue et complétée qu’un éditeur peu avisé a renoncé à publier. C’est ce texte que les Classiques des sciences sociales offrent aujourd’hui au lecteur