La municipalité de Clermont-Ferrand codifie le championnat des écraseurs afin de savoir se faire écraser correctement en suivant les règles…
Il faut le reconnaître impartialement, le désordre avait assez duré. Et nous espérons fermement que l’intervention municipale mettra fin à l’anarchie qui présidait aux contacts entre piétons et automobilistes depuis un trop grand nombre d’années.
Jusqu’ici — la rubrique des accidents de la rue et de la route l’établit péremptoirement — les piétons s’obstinaient à se faire écraser avec une fantaisie inadmissible. Tel qui eut dû être réduit en bouillie par un dix tonnes en traversant un carrefour les yeux fermés se tirait d’affaire avec une foulure du pouce. Tel qui eut dû recevoir une simple gifle d’un déplacement d’air, pour avoir voulu admirer de trop près une fulgurante voiture sport, trépassait bel et bien sans qu’on sut pourquoi. Enfin des tas de pecquenots, animés d’un étrange désir d’émulation, se laissaient amputer d’un ou de plusieurs abattis sans rime ni raison.
De même les automobilistes écrasaient sans règle bien établie. Tantôt ils fauchaient un arbre sur la gauche, tantôt ils allaient en folâtrant cueillir un cycliste sur le milieu de la route, ou bien encore les audacieux entraient au café en poussant leur camion jusqu’au comptoir. A telle enseigne qu’il n’y avait plus moyen de s’y reconnaître.
Mais maintenant ces errements vont cesser. Dorénavant l’écrasement est en quelque sorte codifié par l’arrêté municipal.
Il est bien précisé, en effet, qu’en ville, par exemple, les piétons n’auront le droit de se faire écraser qu’à l’intérieur des passages cloutés.
Tous ceux qui se feront raboter l’anatomie en dehors de ces passages seront considérés comme des originaux épris de publicité et traités comme tels.
Il est de toute nécessité que dans une ville policée comme la nôtre, tous les citoyens apprennent leur devoir et fassent preuve de discipline. M. Pochet a bougrement raison quand il déclare qu’il n’y a vraiment plus moyen d’établir une statistique dans le désordre actuel.
Aussi bien applaudissons-nous des deux mains les décisions qui ont été prises par M. le maire.
Les automobilistes sauront désormais que tous les carambolages constatés en dehors des règles édictées ne compteront pas pour leur avancement dans l’ordre des écraseurs.
Inutile désormais, aux heures creuses de la journée, d’escalader le trottoir pour aller aplatir un pauvre type contre un platane de la place de Jaude.
Inutile encore de ratatiner une voiture d’enfant au carrefour de la place des Salins. Inutile enfin de pulvériser un cycliste en le laminant le long d’un trottoir.
Ces acrobaties ne seront plus reconnues par le code municipal.
Par contre les agents constateront avec toutes les garanties désirables les mises en bouillie, en long et en large, dans les limites des passages cloutés. Ces hauts faits seront immédiatement portés à la connaissance du procureur aux fins d’homologation.
De même les agents seront habilités à sévir avec énergie contre les piétons qui pousseraient le mépris de la chose établie jusqu’à bousculer les autobus au risque de leur faire perdre un temps d’autant plus précieux que le coût des places a augmenté.
Moyennant quoi la circulation se trouvera comme par enchantement facilitée. Nous disons bien facilitée parce qu’il n’est pas douteux qu’après un mois de ce système le chiffre des piétons aura diminué de moitié. Quant aux chauffards, en escomptant la chance, on peut supposer qu’un tiers environ sera placé à l’ombre pour lui permettre d’étudier de plus près la nouvelle ukase municipale. De sorte que les survivants pourront se hasarder jusqu’à traverser la rue des Etats-Unis en plein midi, ce qui ne se sera pas vu depuis dix ans.
C’est bien pourquoi il convient de féliciter chaleureusement la municipalité de cette belle initiative.
L’HURLUBERLU.
Le Canard clermontois, 10 juin 1938.