Le Corbusier était un fasciste, voilà une nouvelle qui secoue le Landerneau de l’urbanisme et de l’architecture. En fait, c’est assez bien connu depuis quelques années, mais une expo actuelle au Centre Pompidou fait comme si les « idées politiques » de Le Corbusier n’avaient rien à voir avec son « génie » architectural et urbanistique.
C’est pourquoi, Marc Perelman, l’auteur de Le Corbusier. Une froide vision du monde, a réalisé récemment dans le journal Le Monde un article sur « Le fascisme architectural de Le Corbusier » afin de dénoncer tous les adorateurs du maître qui préfèrent aujourd’hui oublier ses idées nauséabondes: fascisme, racisme, antisémitisme, ultranationalisme, etc.
Au-delà des liens entre l’architecture de Le Corbusier et le fascisme, on peut aussi parler de son fascisme urbanistique.
A la base, la question consiste à savoir s’il est possible de dissocier les idées d’un homme de son œuvre. Probablement oui dans certains cas, mais le problème avec Le Corbusier tient dans le fait qu’en matière d’urbanisme, il est tout à fait possible d’entrevoir le totalitarisme de ses propositions.
Le Corbusier est en effet connu, en urbanisme, pour être un des principaux penseurs de la séparation des fonctions (des quartiers pour habiter, des quartiers pour les usines, des quartiers pour les affaires, etc.) et d’un urbanisme de type fonctionnel et hygiéniste ayant abouti à la création de tours ou autres barres d’immeubles.
Aménagement de la porte Maillot, Paris, France, 1929
Les défenseurs de Le Corbusier expliquent fréquemment que ses idées ont été assez souvent dévoyées et que les « grands ensembles » d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec ce qu’il proposait. C’est en fait assez vrai et heureusement dans un sens, car les idées de Le Corbusier étaient sans doute pire encore que ce que nous connaissons aujourd’hui avec les quartiers fonctionnalistes composés de tours d’habitation.
Toujours est-il qu’en tant que principal rédacteur de la Charte d’Athènes, il a eu une influence déterminante sur l’ensemble de l’urbanisme d’après-guerre.
Le Plan Voisin, croquis, Le Corbusier, 1925.
En quoi l’urbanisme de Le Corbusier peut-il être qualifié de totalitaire? Déjà, son système repose en premier lieu sur la mégalomanie typique des régimes totalitaires: faisons table rase de la ville du passé pour construire la ville « parfaite. » Cette négation de la ville traditionnelle est propre à tous les régimes totalitaires.
La ville est le fruit de centaines ou de milliers d’années de construction progressive représentant une somme d’intelligence collective à travers les temps. L’urbaniste totalitaire arrive et énonce qu’il faut tout raser pour construire la ville d’aujourd’hui ou de demain.
Le Plan Voisin, croquis, Le Corbusier, 1925.
Et quelle est-elle cette « ville d’aujourd’hui? » Selon Le Corbusier, la ville doit être « fonctionnelle » et en particulier doit être pensée pour séparer les fonctions. Quand la ville traditionnelle représente souvent la mixité des fonctions et des usages, la « ville moderne » de Le Corbusier doit séparer les quartiers d’habitation des quartiers où l’on travaille et doit intégrer de gigantesques autoroutes urbaines pour relier les quartiers entre eux. Car pour Le Corbusier, il ne faut surtout pas de trains et encore moins de tramways dans la ville, à la rigueur des bus, mais surtout des voitures.
Cette séparation fonctionnelle des quartiers est là aussi d’essence totalitaire. Dans un régime totalitaire, de type nazi, fasciste ou stalinien, la mixité est forcément dangereuse, elle est source d’échanges, y compris des idées. Par ailleurs, la mixité est plus difficilement surveillable et contrôlable, à la différence de quartiers mono-fonctionnels. C’est pourquoi, Marc Perelman parle « d’organisation carcérale » pour décrire l’urbanisme de Le Corbusier.
Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’automobile occupe une si grande place dans l’urbanisme totalitaire de Le Corbusier. La voiture individuelle est de fait totalitaire, vis-à-vis des autres modes de déplacement bien sûr, mais surtout elle représente le rêve absolu des dictatures totalitaires: des automobilistes isolés dans leur bulle individuelle minimisant les échanges entre eux, à la différence des systèmes reposant sur les « transports en commun » ou, tout simplement, sur la marche.
C’était le rêve d’Hitler et de Mussolini, à base d’autobahn, d’autostrades ou autres KdfWagen. Certains diront que le régime stalinien est resté à l’écart de cette volonté de massification de l’automobile individuelle, la réservant à une nomenklatura. C’est oublier que cette massification de l’automobile n’a pas été mise en place en URSS car le régime soviétique misait tout sur l’industrie lourde, les biens de consommation comme l’automobile devaient venir dans un second temps avec l’avènement supposé du communisme.
Le Plan Voisin, croquis, Le Corbusier, 1925.
Également, l’urbanisme de Le Corbusier représente une sorte de mécanisation complète et totalitaire de la vie. Pour Le Corbusier, un logement est une « machine à habiter ». En fait, l’épure fonctionnaliste tend in fine à transformer l’homme lui-même en une machine, ce qui constitue le stade ultime du totalitarisme.
Cet urbanisme totalitaire semble plus destiné à accueillir des voitures que des humains, ce qui semble compréhensible puisque les voitures sont déjà des « machines », symboles de « modernité » pour Le Corbusier. Dans cet urbanisme, des hommes-machines se déplacent au sein de voitures-machines pour rejoindre leurs usines à machines depuis leur machine à habiter…
L’exemple le plus abouti du totalitarisme de Le Corbusier tient sans doute dans le Plan Voisin qu’il réalisa en 1925. Son projet était de reconstruire entièrement le centre de Paris, en rasant le vieux Paris et les immeubles haussmanniens pour construire 18 gratte-ciel prévus pour abriter 500.000 à 700.000 personnes.
La « Ville radieuse » selon Le Corbusier
Quand on regarde aujourd’hui les plans ou les esquisses de Le Corbusier en matière d’urbanisme, on est souvent saisi par l’horreur et l’effroi. Il se dégage des dessins quelque chose de particulièrement froid, de désincarné. Certaines images montrent en fait des villes comme on en voit parfois dans certains films de science-fiction décrivant des régimes futuristes totalitaires.
Il n’y aurait pas grand chose à dire si tout ceci ne relevait que de la science-fiction. Le problème, c’est que la séparation des fonctions est un concept qui s’est largement développé depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à la suite des idées de Le Corbusier.
Même aujourd’hui, le fonctionnalisme sous forme de zoning fait des ravages et on peut dire qu’on a très largement fait de la place à l’automobile dans les villes. Même si on a réussi à éviter quelques uns des pires projets d’autoroutes urbaines dans le cœur des villes, il est indéniable que l’urbanisme totalitaire de Le Corbusier est très largement devenu aujourd’hui la norme.
On peut donc dire que la ville d’aujourd’hui relève dans une certaine mesure des idées de Le Corbusier sur la régénérescence de la race et la transformation de l’homme en machine décérébrée. Mais qui a dit que nous vivons aujourd’hui en démocratie?
MR > Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’automobile occupe une si grande place dans l’urbanisme totalitaire de Le Corbusier.
Il faut se replacer dans le contexte de l’époque : pétrole abondant et bon marché (en monnaie d’aujourd’hui, le prix du baril est resté autour de 20$ de 1900 au premier choc pétrolier de 1973), et démocratisation de l’automobile après la Deuxième guerre mondiale.
Encore aujourd’hui, la voiture est pour beaucoup de gens un symbole de réussite sociale, d’où leur vision très négative du vélo (« truc de bobo-gaucho-stalino qui veulent nous empêcher de rouler »).
16 fois le mot « totalitaire » dans un si petit article ça fait mal aux yeux. Marcel Robert est apparemment en colère, nous avons compris.
Je ne suis pas un grand fan des travaux de Le Corbusier, son fonctionalisme n’a pas marché et nous en payons encore aujourd’hui les conséquences. Mais de là à le comparer à Hitler ou Mussolini, allons y doucement, c’était une autre époque, une autre manière de penser. Quant à la charte d’athène, il n’était pas seul sur le bateau vous savez.
Peut être que demain, devant l’échec des transports en commun et des vélos malgré les millions investis, c’est vous Marcel que l’on traitera de totalitaire.
xx
C’est marrant, cette manière de vouloir excuser les choses, « c’était une autre époque, une autre manière de penser« , c’est exactement ce que décrit l’article du Monde que je cite:
« Les procédés rhétoriques employés par les sectateurs de leur « Maître » ont directement à voir avec le concept de fausse conscience et se présentent dans les termes suivants : l’omission, le maquillage, la minimisation ou l’oubli (principalement par le refoulement des positions politiques de Le Corbusier qui n’auraient bien sûr rien à voir avec son génie créateur) ; le déni (par la déformation ou la dérision des propos critiques) ; la justification (le contexte de l’époque est toujours difficile et complexe sinon insupportable, la crise est là, incontournable). »
Pour le reste, je ne compare pas Le Corbusier à Hitler et Mussolini, vous avez du mal lire l’article (mais on ne peut pas à la fois compter les mots et chercher à comprendre…). Cela n’aurait du reste aucun sens, Le Corbusier n’était pas aux responsabilités politiques d’un pays comme les deux autres. Je dis simplement, ce que des spécialistes ont démontré, à savoir que Le Corbusier était non seulement un admirateur de Hitler et Mussolini, mais qu’il propageait leurs idées.
A toutes fins utiles, on pourra aussi se référer à cet autre article du Monde qui traite de la question:
http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2015/04/24/la-charpente-fasciste-de-le-corbusier/
Certes Charles-Edouard Jeanneret n’a pas eu le génie d’être carfriste avant l’heure, et comme beaucoup d’hommes de son temps – et après lui… – il aura été victime d’une tare très partagée, et qui se termine par le même suffixe qui caractérise tant de vilaines idéologies… : il aura été un grand représentant du simplisme!
Comme Hippodamos de Milet rangeons-le avec les minables arpenteurs, les géomètres de la folie et refusons-lui définitivement le titre d’urbaniste ou d’aménageur (pour aider à déboulonner de son piédestal le premier auteur voir Claire Joncheray, « Les cités étrusques et le monde grec à la période classique. Topographie et institutions », thèse 2010, p. 21).
Tout à fait Pédibus, et j’ajouterai, pour tordre le cou à l’idée que c’était une autre époque et qu’il était « normal » d’avoir cette vision des choses, on pourrait citer un autre urbaniste contemporain de Le Corbusier que tu connais bien, Lewis Mumford, à l’opposé de la grandiloquence mégalomaniaque de Le Corbusier…
http://carfree.fr/index.php/2015/03/11/lhomme-contre-lauto/
Au 20° siècles, entre les deux guerres, la seule réponse que l’on avait contre la tuberculose, c’était le sanatorium, on ne savait pas tout mais au moins ça marchait : mettre les gens à l’air pur dans des chambres alignées au soleil.
Pendant ce temps-la, les architectes dessinaient encore et toujours les Antiques pour le concours d’entrée au Bozart et des palais et autres glorioles pour le Grand Prix de Rome qui récompensait les meilleurs d’entre eux, (et ce jusqu’en 1967 …)
Le Corbusier a été un des premiers à poser la question du logement, du logement de masse comme une question en soi pour les citoyens d’une société moderne et sur la question de la ville, face à la ville taudis qui rend malades ses habitants et contre la proximité des usines toxiques qui polluent et menace des quartiers entiers, il a tenté de penser une ville « sanatorium », avec un droit au soleil pour chacun, (depuis on a créé des réglementations et autres installations classées pour éloigner les habitations des zones à risques, Sévéso, AZF, Bopal …)
Pour sur, les grands ensembles de Nanterre ne sont pas la ville rêvée, mais les bidonvilles de Nanterre ne l’étaient pas non plus. La question que Corbu pose dés la fin des années 20, c’est déjà le cri de l’abbé Pierre de l’hiver 54 auquel on n’a toujours pas réussi à répondre correctement pour loger tous les citoyens dans nos pays riches.
Le Corbusier visionnaire révolutionnaire, (à la Downton Abbey), dans « Vers une architecture » en 1921, alors que Lénine achève la révolution russe dans la « Nouvelle Économie Politique », (de mémoire, à peu près), il écrit à propos des gens de maison : et vous verrez un jour, ils ne seront plus attachés à une famille à une maison, mais il viendront faire leurs huit heures comme les ouvriers à l’usine. Était-il aussi bolchévique ???
Bonjour Michel,
Je ne pense pas que Le Corbusier était un « bolchévique », ni de près ni de loin… Même s’il a travaillé je crois sur certains projets en URSS (mais il vivait de son architecture et un client est un client).
La description que vous donnez de son « œuvre » est la vision que l’on pourrait qualifier de « canal historique »: si on résume, en caricaturant à peine, les gens vivaient dans des bidonvilles et des taudis jusqu’au jour où Le Corbusier est arrivé et a tout révolutionné pour leur créer de beaux logements… Je pense que cette vision des choses a été largement démentie par la suite, c’est celle des partisans de le Corbusier, qui l’appellent en général affectueusement « Corbu ».
Je ne nie pas que sur le plan architectural Le Corbusier ait apporté un certain nombre de choses intéressantes, sans doute que tout n’est pas à jeter, mais mon article porte surtout sur l’aspect urbanistique. (Pour l’aspect architectural, je renvoie à l’article du Monde). Et sur cet aspect, je suis nettement moins convaincu de l’apport de Le Corbusier, et je crois que mon article le fait apparaître.
Sur Nanterre, je crois savoir que les habitants des bidonvilles ont été relogés sur place très partiellement… en outre dans des logements dont il est de notoriété publique qu’ils étaient déjà en piteux état moins de 20 ans après. En gros, on a supprimé un bidonville pour construire à la place la préfecture de police et on a construit des logements low-cost pour reloger une partie des habitants et tout ceci s’est terminé en ghetto urbain dégradé…
Le problème ne se situe pas là à mon avis, mais plutôt dans le fait que les autorités de l’époque se sont saisies des concepts de Le Corbusier pour réaliser dans l’urgence et à moindre coût de l’urbanisme bas de gamme. En fait, Le Corbusier a fourni l’appareillage théorique et la caution pseudo-scientifique à une vaste opération de démolition du fait urbain. On en paye encore la facture aujourd’hui.
Malheureusement ce n’est pas que de la science fiction, texte de 2010 sur Brasília :
http://carfree.fr/index.php/2010/09/12/brasilia-linhumanite-du-tout-auto/
Je ne veux pas ajouter des arguments pour ou contre.
Juste quelques conseil pour vous faire votre propre opinion.
1) Visitez les réalisations de Le Corbusier.
Pourrait-on avoir un avis sur un écrivain sans l’avoir lu, sur un musicien sans avoir écouté sa musique ?
Il y a des bâtiments un peu partout en France et à l’étranger : les Unités d’Habitation (Marseille, Nantes, Berlin), la Villa Savoye (Poissy), Notre Dame du Haut à Romchamp…
2) Lisez son œuvre théorique.
Avant tout « Vers une architecture ».
3) Éventuellement, allez voir l’exposition du Centre Pompidou.
En sachant que les expositions sur les architectes ne fournissent qu’un accès nécessairement indirect à leurs travaux.