La chronique criminelle aura bientôt à enregistrer un nouveau genre de vendetta et avant peu vous apprendrez qu’un passant qui au premier abord ne paraissait pas animé d’intentions meurtrières et que vous aviez peut-être croisé cent fois sans inconvénient sur le même chemin, vient de prendre pour cible un de ses concitoyens et s’est efforcé de lui loger dans le corps et en bonne place une ou deux balles de revolver. Sans aller plus loin et sans vous en dire davantage je vous avoue humblement que pour une fois j’applaudirai un acte pareil, tout en souhaitant que l’exemple ainsi brutalement donné empêche le retour des faits qui l’auront provoqué.
Mais il faut reconnaître qu’en la circonstance le meurtrier que l’on traînera devant les tribunaux pour s’être fait justice ou pour avoir tenté de se venger n’aura pas tous les torts. Il faudra aussi avouer qu’avant de recourir à ce moyen extrême, le pauvre homme — et monsieur tout le monde avec lui — avait réclamé, invoqué, demandé protection et signalé aux autorités le danger qui le menaçait lui et les siens. Or, ce danger, vous l’avez tous couru et vous y êtes encore exposé chaque jour, vous et vos enfants. Chaque jour, non seulement en traversant les routes nationales, mais aussi lorsque vous suivez le moindre chemin vicinal, vous êtes susceptible d’être écrasé, écrabouillé, réduit en bouillie par des fous, par des criminels plutôt! Qui, leur coup fait, disparaissent dans un nuage de poussière.
Oh ! les automobiles !… vous les avez tous vu passer, terribles, effrayants, lancés à des vitesses incalculables, emportant des gens masqués qui passent incognito et fuiyent à toute vitesse, semant partout la terreur et la mort. Chaque jour un fait nouveau augmente le triste bilan de leurs exploits, bilan insuffisant et manquant parait-t-il d’éloquence, puisque personne n’a encore songé à prendre les mesures rigoureuses indispensables pour nous défendre contre les écraseurs.
Un lecteur parisien nous rapporte ainsi une scène à laquelle il a assisté: « Dimanche dernier dans la forêt de Saint-Germain, à la descente d’Achères, j’ai croisé trois automobiles qui marchaient certainement à la vitesse d’un train express, soulevant des tourbillons de poussière, effrayant les chevaux, risquant d’écraser les passants. Comme ils arrivaient à la gare d’Achères, deux trains manœuvraient de sorte que les barrières étaient fermées. Le premier automobile, arrivant à toute vitesse, vint se heurter contre la barrière et, tout aussitôt, le chauffeur interpella de la façon la plus grossière, le garde-barrière qui n’avait fait que son devoir.
De l’autre côté, se trouvaient trois voitures, dont deux conduites par de braves cultivateurs, et la mienne; nous attendions depuis dix minutes. Sitôt la barrière ouverte, comme c’était notre tour de passer, la première voiture, chargée de fumier s’engagea sur la voie. Mais nos chauffeurs ne l’entendent pas ainsi. Au mépris des règlements et des usages, contre toute prudence, ils poussent leur automobile en avant, de sorte que notre infortuné paysan accroche en passant et que sa voiture est à moitié démolie. Ce beau coup fait, les chauffeurs s’éloignent à toute vitesse.
Le même soir, voici, d’après le Temps, l’effroyable accident qu’occasionnait encore un de ces fous dangereux:
Un automobile, à Bezons, a successivement blessé grièvement trois personnes et écrasé une quatrième.
Cela fait, le chauffeur a redoublé de vitesse et a disparu.
Il était onze heures et demie environ. Une charrette, montée par des habitants du pays, M. Duvivier et deux dames, s’engageait sur le pont de Bezons. Le cheval allait au pas. Brusquement, à toute vitesse, apparut un automobile qui heurta violemment la charrette et renversa. Les trois personnes furent jetées sur le trottoir et toutes trois blessées.
A leurs cris, des habitants de Bezons accoururent et les transportèrent chez le pharmacien du pays qui leur donna les premiers soins. Un quart d’heure après on apportait chez le pharmacien une nouvelle victime. On venait de trouver, à cinq cens mètres au-delà du pont, M. Husson baignant dans son sang, blessé, évanoui.
Lorsqu’il fut revenu à lui, il raconta que marchant au milieu de la chaussée de crainte d’une attaque nocturne, il avait brusquement vu fondre sur lui un automobile: il n’avait pas eu le temps de se garer et tout aussitôt, il avait été jeté sur le sol et écrasé. Son état est grave. M. Husson est un habitant très estimé de Bezons où il habite la villa Gauthier.
Eh bien! il faut franchement que cela finisse, ou comme je le disais en commençant, nous aurons prochainement à enregistrer des drames.
Le correspondant dont je parlais tout à l’heure n’y va pas par quatre chemins, et il me dit textuellement:
« Il faut que le gouvernement prenne de promptes mesures. Sinon, nous nous défendrons nous-mêmes; et nous répondrons à coups de revolver aux fous furieux qui veulent sur nos routes, lutter de vitesse avec les trains express. »
Que l’on n’attende pas qu’un aussi dramatique incident de route se produise pour agir.
Il y a cent moyens, excellents, tous pratiques pour calmer les écraseurs !
Qu’on se hâte d’en appliquer un au moins.
J’entends déjà des gens prétendre que la décision prise par M. Waldeck-Rousseau est de nature à me satisfaire.
Pas du tout !
D’abord les mesures qu’il préconise sont absolument insuffisantes à mon avis et nul ne sait quand le conseil d’Etat les rendra applicables. C’est dans six ou sept mois, au plus tôt, qu’on pourra peut-être en apprécier les mérites. En attendant les routes continueront à être sillonnées par les écraseurs.
Quant à la mesure que naïvement réclame M. Lucien Descaves pour plaire à ceux qu’il appelle lui-même les « autophobes » elle ne saurait rassurer personne.
M. Descaves dit, ou à peu près: Quand un chauffeur aura été trop vite, lisez « aura écrasé quelqu’un » on lui retirera momentanément le droit de conduire.
Mais, pardon ! M. Descaves, c’est avant l’accident que nous voulons être protégés, après il serait peut-être un peu trop tard… pour nous.
R. de Paris.
Le Ralliement, 30 juin 1901.