Vers la crise d’un modèle basé sur l’étalement urbain?

« Nous sommes littéralement coincés dans un cul-de-sac dans un 4×4 figé en panne d’essence. » C’est ainsi que James Howard Kunstler, l’auteur de “The Geography of Nowhere: the rise and decline of America’s man-made landscape” présente la situation actuelle des Etats-Unis.

Depuis la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont investi une grande part de leur richesse dans le mode de vie péri-urbain. Les suburbs américains ont consacré l’idéal de « l’american way of life », une voiture synonyme de liberté et une maison au « milieu de la nature ». Ce mythe a donné naissance à un empire intérieur, Suburbia et ses banlieues pavillonnaires qui s’étendent sur des milliers de kilomètres. Et l’empire s’est écroulé.

Aujourd’hui, l’automobile est devenue synonyme de dépendance et la « maison au milieu de la nature » est devenue en fait un banal pavillon dans un lotissement, situé loin de tout (emploi, commerce, loisirs, etc.). Avec l’augmentation du cours du pétrole, le rêve se transforme en cauchemar pour des millions d’américains.

Aux Etats-Unis, certains prédisent désormais la fin de l’étalement urbain et d’un mode de vie basé sur la dépendance à la voiture, le développement de l’habitat péri-urbain, les changements climatiques, la pollution des villes, la destruction des espaces naturels, l’obésité et l’isolement social [1].

Les classes moyennes qui vivent dans ces banlieues sont désormais au bord de l’implosion, sous le triple effet de la crise des subprimes et du relèvement des taux d’intérêt, de la chute du prix des logements et de l’explosion du prix de l’essence pour des ménages multimotorisés et équipés de véhicules énergivores comme les 4×4 ou autres pick-up.

Avec une honnêteté brutale et un brin d’ironie, un documentaire américain réalisé en 2004, et intitulé « la fin de Suburbia » [2], prédisait l’essentiel de la situation actuelle. Le documentaire explorait en effet la façon de vivre américaine et ses perspectives pendant que la planète approche une ère critique, en termes climatiques et énergétiques. La crête de production du pétrole (pic de Hubbert) et le déclin inévitable des combustibles fossiles sont désormais à nos portes.

Déjà, la facture pétrolière américaine est passée de 45 milliards de dollars en 1998 à 400 milliards de dollars aujourd’hui [3]. C’est le plus grand poste de dépense contribuant au déficit de la balance commerciale, et cela représente un transfert de richesse substantiel en direction des pays producteurs de pétrole.

Le problème de taille, c’est qu’il n’y a actuellement aucune combinaison acceptable de combustibles alternatifs aux hydrocarbures qui permettraient de faire tourner ce que l’on fait tourner aux Etats-Unis de la manière dont on le fait tourner actuellement au pétrole et au gaz naturel.

Alors, avec la crise immobilière et le pic de Hubbert, c’est désormais face à un historique « Peak Car » que fait face l’Amérique. Jamais dans l’Histoire des Etats-Unis il ne s’était vendu aussi peu de voitures. La crise des subprimes s’est transformée en crise du crédit et quand on sait que 90% des voitures sont vendues à crédit, les Big Three (General Motors, Chrysler et Ford) ont du souci à se faire. L’action de Chrysler n’est actuellement même plus cotée et General Motors est au bord de la faillite, son action ne valant désormais presque plus rien. La faillite de GM entraînerait probablement un désastre industriel inimaginable, car une myriade de sous-traitants suivraient le pas, suivis de peu par Ford et Chrysler car ces deux entreprises dépendent des mêmes sous-traitants…

Tout ceci pourrait apparaître comme une crise économique comme une autre, un mauvais moment à passer avant le retour de la croissance. Il n’en est rien. Car le système fonctionne sur ce que l’on peut appeler l’automobilité facilitée, à savoir un accès facile à l’automobile et un faible coût de l’énergie pour se déplacer, créant un mode de vie autour de la voiture : lotissements pavillonnaires, rocades et autoroutes, centres commerciaux et hypermarchés.

Ce nouveau mode de vie ne s’est pas greffé sur un tissu existant, comme une évolution naturelle, mais a bouleversé les habitudes, les paysages et les agglomérations, générant une dépendance généralisée à l’automobile, et donc à la nécessité d’une source d’énergie bon marché.

L’avenir du mode de vie péri-urbain à l’américaine apparaît dans ce contexte extrêmement sombre. Tel un Mike Davis qui prédisait dès 2005 l’avènement d’une « planète bidonvilles » [4], il semblerait, pour reprendre les propos de James Howard Kunstler en 2004, que « les lotissements pavillonnaires n’auront bientôt plus d’autre avenir que de devenir les bidonvilles du futur » [5].

L’actualité récente télescope étrangement ces quelques propos précurseurs : les actualités télévisées ont pu nous montrer des images hallucinantes de campements regroupant des centaines de familles issues des classes moyennes, vivant dans des tentes à la lisière des principales agglomérations américaines.

Nul raz-de-marée, tremblement de terre ou famine africaine, juste la fin d’un modèle économique et urbain au cœur même de la première puissance mondiale.

Ces victimes de la crise des subprimes et du prix élevé du pétrole apparaissent comme les premiers réfugiés d’un modèle péri-urbain en décomposition. Déjà, des milliers de pavillons saisis par les banques se retrouvent abandonnés quand ils ne sont pas tout simplement détruits par leurs anciens propriétaires, de rage et de désespoir. Les banlieues américaines autrefois si propres et sécurisées par rapport aux centres urbains sales et criminalisés sont en train de devenir des ghettos.

Selon Paul Harris [6], ce qui fut le symbole d’un certain rêve américain va se criminaliser, parfois rester inoccupé et souvent abriter les pauvres et les sans-travail. Cela se passe déjà puisque la criminalité et la violence des bandes ont augmenté dans beaucoup de zones péri-urbaines et des dizaines de milliers d’habitations ont été saisies à cause de la crise des prêts immobiliers.

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Au-delà des conséquences urbanistiques, l’avenir le plus probable tient dans ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Richard Heinberg [7], une économie de récession permanente : « La direction sous-jacente des événements serait une activité économique ralentie, parce qu’il y aura moins d’énergie disponible pour entretenir l’activité économique. Les gens se demanderont alors pourquoi on enchaîne récession après récession et pourquoi chaque récession semble être pire que la précédente. Et pourquoi cela prend plus de temps pour sortir de chaque récession, pour finir par comprendre qu’on en sort jamais vraiment et pour finalement en arriver au stade où après quelques années les récessions se transforment vraiment en une dépression économique. Et dans ce cas, ce sera une dépression qui ne finira jamais. »

On voit par-là que si l’avenir est sombre du point de vue de l’urbanisme et de la mobilité, il l’est aussi d’un point de vue économique, et que la solution à la crise économique profonde dans laquelle est plongée l’Amérique est sans doute à trouver dans de nouvelles formes d’habitat et de mobilité, moins dépendantes du pétrole et de l’automobile, plus respectueuses de l’environnement et du climat.

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Or, les Américains sont capables de tout, du pire comme du meilleur. En matière d’urbanisme et de mobilité, si les Etats-Unis sont le symbole de la ville-automobile et de l’étalement urbain, depuis quelques années, plusieurs courants de pensée tentent malgré tout de mettre en avant un nouvel urbanisme, fondé sur l’échelle du mode de déplacement le plus vieux du monde, la marche à pied.

Tout un courant de pensée aux Etats-Unis remet en cause l’échec de la civilisation de l’automobile et propose des alternatives. Que ce soit en matière d’urbanisme ou de mobilité, des voix de plus en plus nombreuses se font en effet entendre pour dénoncer un système qui détruit tout (la vie sociale, l’environnement, le climat, la biodiversité, les paysages, la vie).

Les démarches mises en place portent principalement sur ce que l’on appelle désormais le Nouvel Urbanisme ou urbanisme néo-traditionnel. Mais, de nouvelles approches émergent, tels le Nouveau Piétonnisme, le « Walkable urbanism », les villages pédestres et les villages urbains ou même les écovillages sans voitures.

Et ces nouvelles approches ne sont pas seulement théoriques, une ville comme Seattle a élaboré ainsi dès 1994 une démarche de planification territoriale intégrée qui s’est entièrement articulée autour du concept du village urbain et a débouché sur la création de 37 villages urbains [8].

Il est intéressant de constater que les tenants américains du nouvel urbanisme voient l’urbanisme traditionnel européen comme la pierre angulaire de la ville du futur, alors même que les Européens ne jurent que par le développement urbain à l’américaine… D’ailleurs, alors même que l’étalement urbain n’en finit plus de se développer en France et en Europe, de l’autre côté de l’Atlantique, on commence déjà à se féliciter de la “fin de l’étalement urbain” [9]. En matière d’urbanisme, la vieille Europe a souvent une génération de retard…

On le voit aisément, toutes ces démarches ont pour point commun le refus de l’étalement urbain et de « l’automobilisme politique », pour reprendre une formule de Benoît Lambert [10]. A contrario, elles veulent fonder de nouvelles formes d’habitat et de mobilité, basées sur la relocalisation des activités, la mixité des fonctions et des usages, la densité et la mise en valeur des modes de déplacement autogènes chers à Ivan Illich [11].

L’avenir est sombre, mais les perspectives de sortie par le haut de la société de l’automobile existent. Malheureusement, l’Amérique risque fort de s’entêter dans un modèle qui ne fonctionne plus et qui est voué à disparaître. George Bush l’affirmait en 1992 : « Notre mode de vie n’est pas négociable ». En 2008, l’élection à la présidence de Barack Obama ne doit pas faire illusion. Avant même d’occuper son bureau à la Maison Blanche, et face à la bérézina actuelle de l’industrie automobile américaine, une de ses premières annonces politiques consiste à « envisager la nomination d’un Monsieur Automobile » pour superviser les aides financières au secteur automobile [12]. On ne change pas une stratégie qui perd, on cherche juste à reculer le désastre annoncé. Sombre présage…

Notes

[1] The End of Sprawl ?, Eduardo M. Peñalver, Washington Post, 30 décembre 2007.
[2] The End of Suburbia, réalisé par Gregory Greene et Barry Silverthorn: www.endofsuburbia.com
[3] Something Had to Give – How Oil Burst the American Bubble, Michael Klare, Tom Dispatch, 31 janvier 2008.
[4] Planète bidonvilles, Mike Davis, Ab irato, 2005, 114 p.
[5] The End of Suburbia, réalisé par Gregory Greene et Barry Silverthorn: www.endofsuburbia.com
[6] America’s love affair fades as the car becomes burden of suburbia, Paul Harris, The Guardian, 6 juillet 2008.
[7] The Party’s Over: Oil, War and the Fate of Industrial Societies, Richard Heinberg, New Society Publishers, 2003.
[8] Villages urbains et nouvel urbanisme, André Croissant, Carfree France, 3 mars 2008
[9] The End of Sprawl ?, Eduardo M. Peñalver, Washington Post, 30 décembre 2007.
[10] Cyclopolis, ville nouvelle, Benoît Lambert, Libération, le 25 septembre 2003.
[11] Energie et équité, Ivan Illich, Le Seuil, 1973.
[12] Barack Obama envisagerait de nommer un « Monsieur Automobile », Caren Bohan, REUTERS, 13 novembre 2008.

2 commentaires sur “Vers la crise d’un modèle basé sur l’étalement urbain?

  1. JR

    Sur le commentaire ci dessus (dessous?) seul apparaît la citation que je vous ai piquée.
    Juste donc pour redire qu’un peu de lucidité aujourd’hui – dans ce monde en furie pour « sauver » la bagnole – est réconfortant.
    Continuez.

  2. Immobilier

    L’immobilier américain souffre. L’illustration du malaise s ‘effectue notamment par le nombre se saisies records de biens immobiliers.

    Les subrimes ont favorisé l’émergence de pavillons en pleine nature, isolés, et et totalement dépendants.

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