Lettre aux chercheur.es, financeurs, industriels et aficionados du véhicule autonome

Julian Carrey et plusieurs membres de l’ATelier d’ÉCOlogie POLitique livrent leurs réflexions sur les promesses du véhicule autonome et ses conséquences potentielles. La version longue peut être téléchargée ici. Une version courte est également publiée par le journal Le Monde.

Ce jeudi 4 avril, en visite à l’École des Mines d’Albi, le député LREM et mathématicien de renom Cédric Villani fut accueilli par quelques banderoles, dont l’une disait « Linky, 5G, véhicule autonome, c’est pas bientôt fini les conneries ? », et par la lecture d’une lettre remettant en cause, entre autres, l’intelligence artificielle1 . Mais comment peut-on être «contre» le véhicule autonome, cette nouvelle promesse du progrès technologique ?

Avant d’y répondre, replongeons dans l’enthousiaste Livre blanc sur le véhicule autonome2. Publié en 2017 à l’initiative du Boston Consulting Group, un cabinet de conseil en stratégie, il est le fruit d’une collaboration inédite entre certains des principaux acteurs de la mobilité urbaine et périurbaine (comme Uber ou EuropCar). Sa première phrase met immédiatement dans l’ambiance en affirmant qu’« il ne fait plus de doute que le véhicule connecté, zéro émission et 100% autonome sera une réalité dans un horizon proche », malgré les « blocages non-technologiques » présents. S’ensuivent 120 pages d’analyse et de propositions indiquant comment les collectivités doivent à la fois accélérer cette transition vers le véhicule autonome et s’y adapter, puisqu’elle est inévitable.

Ce rapport n’évoque quasiment pas les enjeux climatiques. Il est pourtant question d’un nouveau moyen de transport terrestre, et presque tout le monde a compris que les transports sont un des gros enjeux de la crise écologique: ils constituent un tiers des émissions de gaz à effet de serre et leur décarbonation est un enjeu majeur. Le problème des émissions de gaz à effet de serre est en fait évacué par une sorte de mensonge par omission: les véhicules sont qualifiés de « zéro émission » tout au long du rapport.

Pourtant, à tout mode de transport, même le plus vertueux, correspond une certaine quantité de CO2 émise dans l’atmosphère lors de sa construction et de son usage. Notamment, le niveau d’émission d’un véhicule électrique lors de sa phase d’usage ne se décrète pas mais dépend du mix énergétique de l’électricité du pays dans lequel il est utilisé. En l’occurrence, presque la moitié de la production mondiale d’électricité est issue de centrales thermiques à charbon: de ce fait, dans la plupart des pays, les véhicules électriques émettent autant de gaz à effet de serre que les véhicules thermiques!3  Même dans un pays comme la France où l’électricité est plutôt décarbonée, les émissions sont très loin de tomber à zéro puisque la construction du véhicule est en elle-même polluante4.

Une vision partiale et idéalisée du futur des transports

Quel futur nous présente ce Livre blanc ? En résumé, une révolution dans les transports qui induirait la fin du véhicule personnel grâce au partage et à des services de déplacement à la demande (comme actuellement les taxis) bien organisés, le tout articulé dans une « comodalité » (le véhicule autonome viendrait se connecter harmonieusement avec les autres moyens de transport). Ces véhicules auraient une conduite douce, un trajet optimisé et se mettraient à la queue-leu-leu pour réduire leur traînée aérodynamique. Ces effets, mis en synergie, conduiraient globalement à une diminution drastique du nombre de véhicules, de la surface des parkings, de la largeur des routes, et de l’énergie nécessaire au transport. Bref, à première vue, un concentré de vertueuses promesses technoscientifiques, combinant le bienêtre des gens et celui de la planète.

Alors que les constructeurs eux-mêmes commencent à émettre quelques doutes sur l’avenir du véhicule autonome5, ces promesses sont-elles crédibles? Regardons donc de plus près ce que nous apprend la littérature scientifique. Jusqu’à présent, 929 articles ont été publiés sur le véhicule autonome6 . Certains sont consacrés aux plans de développements commerciaux, à la question de « l’acceptation » par la population de cette nouvelle technologie ou encore au prix que les gens seraient prêts à payer pour une option « autonome ». La communauté scientifique se met, par ce type d’études, au service de la commercialisation d’une technologie.

Une cinquantaine d’articles traite toutefois de ses effets environnementaux, et permet d’en penser les limites. Deux contributions en dressent le bilan7. Leur conclusion est que si tous les effets positifs attendus du véhicule autonome se combinaient, comme prévu dans le Livre blanc, le scénario optimiste qu’il propose serait plausible. Les transports et les émissions de CO2 diminueraient. Mais ces publications scientifiques tiennent aussi compte des potentiels effets négatifs, laissés de côté par le Livre blanc. Elles exposent un scénario, que nous allons à présent vous raconter, bien plus pessimiste que celui des industriels.

Les risques pointés du doigt par les scientifiques

L’utilisation du véhicule autonome engendrerait une baisse drastique du « coût du voyage », au sens des inconvénients ressentis par le passager8. Cette baisse entraînerait une utilisation massive du véhicule autonome au détriment de moyens de transport collectifs (train) ou actifs (vélo), et induirait donc une mobilité globale accrue. Les voyages, y compris les longs trajets en voiture, deviendraient en effet soit plus agréables (on pourrait enfin jouer à la coinche dans une voiture, ou plus sûrement consacrer davantage de temps à son téléphone ou à des séries), soit plus productifs (enfin! pouvoir travailler sans interruption de la porte de chez soi à la porte de son travail!). Les enfants et les personnes âgées, jusqu’à présent peu mobiles, pourraient utiliser largement le véhicule autonome. Le transport à la demande permettrait également aux membres d’une même famille, souvent  présentement contraints à du covoiturage ou de la co-activité le weekend, d’avoir chacun.e leur trajet et leur activité.

Ces pratiques cumulées entraîneraient une forte hausse de la distance moyenne parcourue en voiture par habitant. Elles favoriseraient l’étalement urbain, car la distance à la ville deviendrait un frein moins important qu’auparavant. L’augmentation de la sécurité des véhicules autonomes pourrait augmenter la vitesse moyenne des déplacements sur les grandes routes et donc demander davantage d’énergie. Elle ne réduirait pas pour autant les temps de transport: la forte augmentation de la mobilité globale maintiendrait en effet les embouteillages dans les villes et leurs abords.

Poursuivons une fiction qui ne fait que prolonger toutes les tendances à l’œuvre aujourd’hui. Les constructeurs automobiles qui mettent aujourd’hui en avant les avantages environnementaux de la mobilité partagée pour promouvoir les véhicules autonomes, utiliseraient, demain, un habile marketing pour promouvoir le véhicule autonome personnel. Les accessoires fournis dans les véhicules autonomes (grand écran, mini-bar, couchettes, ayant eux-mêmes un coût environnemental important) séduiraient un grand nombre de particuliers en dépit de prix plus élevés. Les gains d’énergie induits par la conduite douce automatique et la communication inter-véhicules seraient contrebalancés par un faible aérodynamisme dû à la présence de capteurs sur leur toit, par un poids supérieur en raison des accessoires, et par la consommation des infrastructures nécessaires (serveurs, bornes 5G). La baisse de la consommation par rapport aux véhicules électriques « manuels » serait nulle.

La mobilité partagée, encouragée politiquement au début du développement du véhicule autonome, ne serait finalement que marginale. En effet, le voyage avec les inconnus, le temps d’attente du véhicule – notamment dans les zones périphériques – et le fait que les véhicules partagés ne présentent que peu d’accessoires par rapport aux véhicules autonomes personnels ne les rendraient pas attractifs. Ils seraient, de plus, relativement chers au kilomètre. Cela conduirait finalement les gens à préférer l’option « fort coût initial/coût marginal faible » à l’option « fort coût marginal », et donc à plébisciter le véhicule autonome individuel9. Par ailleurs, la nécessité sur des trajets maison-travail de changer plusieurs fois de véhicule autonome partagé serait désagréable pour les gens, à qui cela rappellerait la vieille routine voiture-bus-métro.

Bref, la révolution du transport promise par les partisans du véhicule autonome trente ans auparavant aurait bien eu lieu, mais pas celle promise: la voiture à essence individuelle serait massivement remplacée par la voiture autonome individuelle, la mobilité globale augmenterait considérablement, les transports doux seraient laminés, les temps de trajet augmenteraient, ainsi que la facture carbone des transports. On assisterait donc à l’effet rebond systématiquement observé dans nos sociétés, lorsqu’une innovation augmente l’efficacité d’une technologie.

Dans un scénario alternatif, il serait aussi possible que le véhicule autonome ne puisse en définitive être accessible qu’aux plus riches, ceux dont le patron de PSA disait récemment « celui qui peut se la payer n’est de toutes les façons pas derrière le volant mais plutôt sur la banquette arrière ». Les milliards d’euros que l’Etat s’apprête à dépenser permettraient alors seulement de subventionner des voitures avec chauffeur sans chauffeur. Gain écologique dans ce cas de figure? Zéro égalemen ! Mais par contre un transfert indirect d’argent public vers les tranches les plus aisées de la population, celles-là même qui encouragent aujourd’hui le développement du véhicule autonome.

Enfin, rappelons que le véhicule autonome présente un certain nombre d’inconvénients et de risques potentiels qui sont pour l’instant quasi-absents des études scientifiques, mais pourraient venir s’ajouter à ceux déjà identifiés: la consommation considérable de métaux rares engendrée par leur profusion technologique, les effets de la 5G sur la santé, la difficulté de réparation sur le long-terme, la non-résilience en cas de shut-down technologique, etc.

Un cauchemar écologique très plausible

Le scénario décrit ci-dessus n’est qu’une mise en récit des divers risques identifiés par les scientifiques. Un « cauchemar dystopique10 », pour reprendre leurs propres mots. Le résultat serait donc une catastrophe environnementale, tant en termes d’émissions de gaz à effet de serre – bien plus élevées que si l’on avait développé de « simples » véhicules électriques – que de pollution minière, puisque chaque voiture individuelle contiendra une masse considérable d’objets high-tech. Des sommes gigantesques auraient été dépensées (et sont déjà en train de l’être) par l’Etat pour mettre en place les infrastructures et financer la recherche, privant ainsi de financement d’autres voies possibles.

Ce scénario pessimiste est-il si improbable que cela? Avant de répondre à cette question, rappelons quels sont les acteurs en présence. Primo, les usagers. Ils sont soumis à des injonctions contradictoires (Consomme pour alimenter la croissance! Fais ce qu’il faut pour sauvegarder l’avenir de nos descendants!), à des contraintes structurelles de déplacement (se déplacer pour faire des courses ou travailler, l’impossibilité de choisir d’autres moyens de locomotion, etc.), et à un désir de distinction sociale qui passe souvent par l’accession à davantage de consommation. Secundo, les industriels. En quête de marchés, ils cherchent des innovations technologiques qui maximiseront leurs profits, avec pour résultat l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Tertio, les politiques. Parfois de bonne volonté, ils considèrent le plus souvent les enjeux climatiques comme secondaires par rapport aux enjeux économiques – la croissance et l’emploi, en particulier. Quarto, la compétition internationale. Actrice sans visage, elle pèse dans nombre de choix: si la France, par exemple, abandonnait les voitures autonomes, elle laisserait ce marché aux autres pays et serait menacée de déclassement économique.

Dans le scénario ci-dessus, les usagers ont choisi en toute logique les solutions technologiques à leur disposition maximisant leur confort, quitte à ce qu’elles soient chères; les constructeurs ont réussi à imposer et démocratiser un véhicule complexe et onéreux en tant que norme, maximisant ainsi leur profit; l’État a fait des choix favorisant la croissance économique au détriment de la diminution des impacts environnementaux, et n’a pas créé les conditions matérielles, économiques, sociales et culturelles donnant à chacun les moyens de diminuer son usage de l’automobile. L’État et les collectivités ont continué, en fait, à se comporter comme des stimulateurs d’innovations conjoncturelles visant la croissance, la réduction de l’empreinte écologique n’étant qu’un affichage marketing. Ce scénario est donc dans la simple continuité de notre trajectoire présente, chacun des acteurs y jouant sa partition habituelle.

Un autre problème pouvant apparaître est que, dans l’hypothèse où les politiques chercheraient sincèrement à ménager la chèvre et le choux – la croissance et les impacts environnementaux – ils se heurteraient à la complexité intrinsèque de notre système: les gouvernances et les tentatives de régulation à visée écologique passent par de multiples lois ou règlements de plus en plus complexes, de plus en plus difficiles à faire appliquer, et se transforment le plus souvent en usines à gaz inefficaces.

Lire aussi :  Éléments de vocabulaire, ne pas confondre...

Les exemples de dysfonctionnements des politiques publiques à velléité « écologique » abondent: le désastre financier des portiques de l’écotaxe pour camions11, les perturbations engendrées à Paris par le renouvellement du marché des vélos libre-service12 ou par la simple introduction de trottinettes électriques libre-service, etc. On peut également citer tous les efforts qui sont mis en place pour collecter des emballages plastiques dont la plupart ne sont en fait pas recyclables et qui finissent brûlés; et le recyclage de ceux qui le sont conduit à des plastiques plus chers que les plastiques vierges, donnant lieu à une filière économiquement non viable!

Enfin, à Toulouse, dans le but louable de vouloir favoriser le covoiturage, trois plateformes différentes, toutes soutenues par l’opérateur local public des transports, coexistent, en plus des nombreux opérateurs privés. Quand on sait que la condition pour que le covoiturage fonctionne est que tout le monde soit sur le même réseau d’utilisateurs, on voit bien que le pilotage politique dans un système complexe peut conduire à un résultat globalement inefficace, et parfois même contre-productif.

Alors, comment l’introduction d’un nouveau moyen de transport par nature ambivalent, dans un paysage où domine l’absence de régulation écologique à la hauteur des enjeux, pourrait-il se terminer autrement que par le scénario pessimiste ?

Un engouement irrationnel

Les conséquences nocives considérables pour l’environnement du développement du véhicule autonome devraient logiquement refroidir tout décideur un peu sensé. Mais c’est l’engouement qu’il suscite. Ainsi, à Toulouse, où des véhicules sont en test, le développement du véhicule autonome reçoit un appui politique très fort. Alors que l’industrie de la ville rose repose déjà sur le seul transport grand public qui ne sera jamais décarboné et permet d’émettre en une journée 3 tonnes de CO2 par passager (l’avion), on ne sait pas si l’on doit louer la cohérence d’une politique basée sur le soutien inconditionnel aux industries les plus polluantes ou se désoler d’une telle absence de lucidité.

Sur le site du ministère de la Transition Ecologique et Solidaire, dans la partie destinée à la « mobilité durable » on relate la stratégie française de développement du véhicule autonome… un peu comme si le ministre de l’Action et des Comptes publics détaillait sa stratégie de développement de l’évasion fiscale! L’Etat vient de commencer à mettre cette stratégie en application en annonçant un plan d’expérimentation financé à hauteur de 200 millions d’euros13.

De son côté, l’Agence Nationale de la Recherche, qui finance la recherche publique en France, mentionne les véhicules autonomes dans un axe de recherche où il est précisé que « les transports (…) s’adaptent aux exigences d’un développement durable ». L’argent public de la recherche est donc explicitement fléché pour faciliter le développement d’une technologie qui risque fortement d’aller à l’encontre des objectifs de réduction des gaz à effet de serre du transport, tout en disant le contraire. Le miroir aux alouettes du véhicule autonome éblouit donc largement de nombreux acteurs ayant le pouvoir d’orienter la trajectoire de notre société.

Alors, que voulons-nous ?

Nous sommes à un moment donné de l’Histoire où notre priorité absolue, en matière de transport comme ailleurs, doit être de sortir au plus vite des technologies intensives en CO2 (et plus largement en énergie et autres ressources limitées) et non-résilientes. Leur usage devrait être limité au strict nécessaire. Nous ne pouvons risquer de nous engager dans une technologie qui pourrait engendrer un effet rebond par l’augmentation de services qu’elle apporte, et ainsi être contre-productive, après avoir englouti des sommes astronomiques en recherche et développement. Nous devons choisir des voies écologiquement sûres.

Nous ne voulons pas que nos enfants prennent un jour des véhicules autonomes, mais qu’ils puissent rouler à vélo en toute sécurité pour faire leurs activités, comme cela était le cas avant le développement massif de l’automobile sur les routes, ou comme cela est le cas dans d’autres pays européens. Il n’est pas inutile de rappeler que l’automobile ne s’est pas naturellement imposée: très meurtrière à ses origines, au tournant du XIXe au XXe siècle, bien des acteurs, y compris du côté des pouvoirs publics, se sont opposés à son développement. Mais le lobbying industriel et associatif a permis de donner la priorité aux voitures, condition sine qua non de l’expansion d’un marché qui tardait à prendre. Cette priorité automobile s’est faite au détriment des mobilités plus douces, cyclistes, piétonnes et animales.

S’attaquer à l’automobile n’est pas anodin, tant son histoire a des relations intimes avec l’accélération de la consommation de la Terre: c’est cette industrie qui, la première, a utilisé et diffusé dans le monde la division scientifique du travail et échangé la dégradation des conditions de travail et une perte de savoir-faire contre une hausse des salaires. Cette industrie a créé les conditions de l’essor de la société de consommation faisant désirer toujours davantage de biens industriels. Elle a aussi facilité la déconnexion croissante entre lieu de vie et lieu de travail après 1945 et, donc, l’étalement urbain et l’artificialisation des sols. Elle est aujourd’hui, avec le transport par camions, un des rouages essentiels de la décomposition internationale des processus de production, si désastreux pour l’environnement.

Aujourd’hui, comme hier, l’augmentation de la pratique cycliste entre en contradiction avec l’intensification de l’usage automobile: la mort de cyclistes par accident est en constante augmentation. En conséquence, les milliards d’euros planifiés par l’Etat et les collectivités pour le véhicule autonome devraient être réaffectés au plan vélo de septembre 2018, qui comportait la ridicule somme de 350 millions d’euros de développement des infrastructures, et au développement de trains régionaux, qui répondent à une véritable demande des citoyens, sans risque d’effet rebond.

Si de la recherche technologique est nécessaire pour « décarboner » le transport, il faut que la priorité soit donnée au développement des transports collectifs et des transports doux. Peut-être que la mobilité électrique individuelle peut contribuer à la limitation de nos émissions tout en maintenant la mobilité nécessaire à la cohésion de notre système technique, mais elle doit de toute façon s’accompagner d’une baisse drastique de notre mobilité globale car, sinon, il sera extrêmement compliqué, sinon impossible, de fournir l’énergie électrique nécessaire sans nuisances écologiques majeures. Ces véhicules électriques devraient être les plus légers possibles, rustiques (loin des mirages publicitaires), faiblement sécurisés (car la sécurité a un coût en poids et énergie), bridés en vitesse (afin de limiter les accidents et la consommation énergétique), facilement réparables par un garagiste local ou par soi-même, composés de matériaux abondants, facilement recyclables (afin de limiter la pollution minière et le coût de l’extraction) et fiables. Bref, des véhicules low-tech.

Alors, au vu de ce qui précède, il faut solennellement demander :

  •  aux chercheur.es qui travaillent sur le véhicule autonome, sur leurs aspects matériels, logiciels ou sur « l’acceptation sociale », de se reporter sur d’autres domaines, car nous en savons désormais assez pour clore cette voie de recherche. Pourquoi ne pas rouvrir le débat en 2200 ? Dans l’hypothèse où notre société aurait réussi à stabiliser le climat et disposerait d’un surplus énergétique suffisant, laissons donc à nos descendants le soin de décider si leur priorité sera de pouvoir jouer à la coinche en roulant en voiture. D’ici là, les chercheur.es doivent mettre à profit leurs temps et leurs connaissances dans des domaines qui profiteront vraiment sur le long terme à l’humanité… et il y en a de nombreux, liés à chaque compétence.
  •  aux agences de financement de la recherche, et aux pouvoirs publics de considérer que le développement de technologies résilientes, sobres en énergies et économes en matériaux rares, doit devenir une priorité, et ce dans tous les domaines technologiques.
  •  aux aficionados du véhicule autonome, de regarder la problématique avec objectivité, et non pas avec l’enthousiasme d’un lecteur de science-fiction découvrant un nouveau roman. Si les thématiques éthiques développées autour du véhicule autonome les ont enchantées (du type « le véhicule doit-il choisir d’écraser un enfant ou deux adultes ? »), il leur est recommandé de se contenter de (re-)lire Le cycle des Robots d’Isaac Asimov.
  • aux industriels de la mobilité, qui sont écoutés lorsqu’ils demandent à l’État de les financer à hauteur de milliards d’euros et de modifier le code de la route, d’expliquer aux décideurs que l’avenir est au transport low-tech. Ils conviendront, avec nous, que leurs véhicules « zéro-émission » sont une chimère.
  • à tous et toutes de ne pas se laisser duper par ces fausses promesses technoscientifiques et de rester dans le vrai monde, celui, où, si l’on continue ces plaisanteries, la température aura grimpé de 3°C en quelques décennie et la biodiversité aura fini de s’effondrer.
  • et à tous ceux qui, comme les auteurs du livre blanc, rêvent d’une « comodalité partagée autonome zéro-émission à la demande », sachez que votre rêve peut devenir réalité très facilement: un bout de carton, un bon marqueur pour y inscrire votre destination, et surtout un grand sourire… ça marche très bien pour être pris en stop.

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Ce texte originellement publié ici est issu du travail de l’Atelier d’Ecologie Politique (https://atecopol.hypotheses.org/) qui réunit des chercheur.es de toutes disciplines réfléchissant ensemble à la catastrophe écologique en cours et à venir.

Il fut écrit par Julian Carrey, avec la contribution ou le soutien d’Aurélien Berlan, Frédéric Boone, Guillaume Carbou, Steve Hagimont, Jean-Michel Hupé, Etienne-Pascal Journet, Sébastien Lachaize, Vanessa Léa et Laure Teulières, membres de l’Atelier d’Ecologie Politique, ainsi que de Célia Izoard, rédactrice à la revue Z.

Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions – CC BY-NC-SA.

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Notes

1 « Albi : une conférence de Cédric Villani sur l’intelligence artificielle perturbée par des gilets jaunes », Lundimatin n°186, 9 avril 2019 « IA, 5G, Linky : innover pour aggraver la crise sociale et écologique » Lundimatin n°186, le 9 avril 2019

2 http://www.unionroutiere.fr/wp-content/uploads/2017/11/2017-11-06_-_Mobility-Nation-Livre-Blanc_Extraits.pdf

3 “Energy use, cost and CO2 emissions of electric cars “ O. van Vliet et al., J. of Power Sources, 196, 2298–2310 (2011)

4 “Shades of Green: Electric Cars’ Carbon Emissions Around the Globe”, L Wilson, 2013

5 “La voiture autonome lève le pied », Le Monde, 16 avril 2019

6 Recherche « self-driving car » OR “autonomous car” sur ISI Web of Science

7 Zia Wadud et al., Transportation Research Part A 86 (2016) 1–18. M. Taiebat, et al., Environ. Sci. Technol. 2018, 52, 20, 11449-11465

8 Le « coût du voyage » est la grandeur (à laquelle les économistes peuvent attribuer une valeur monétaire) permettant de décrire le fait que les gens préfèrent, sur un trajet strictement identique, prendre le train plutôt que de conduire une voiture car ils peuvent lire, travailler ou se détendre dans un train : le « coût du voyage » est donc plus élevé en voiture. Il n’est pas relié directement à de l’argent mais plutôt relié à la notion de « temps perdu ».

9 Le « cout marginal » du voyage est le cout d’un trajet si on ne compte pas dans le calcul l’investissement initial dans la voiture. L’option « fort coup initial / cour marginal faible » est l’exemple de quelqu’un qui possède une voiture individuelle. La deuxième option est celle de quelqu’un qui ne se déplacerait qu’en taxi : pas d’investissement initial, mais un coût du trajet élevé. Les études montrent que les gens préfèrent souvent la première option.

10 La dystopie, qui s’oppose à l’utopie, est une société imaginaire mais crédible, dans laquelle la vie est cauchemardesque (Le meilleur des mondes, 1984, Dark City, La planète des singes, …)

11 « Démontage des portiques de l’écotaxe, ultime étape d’un fiasco », Le Monde, 23 avril 2015

12 « Vélib’: autopsie d’un fiasco », Le Monde, 28 mars 2019

13 « Véhicules autonomes : la ministre des Transports dévoile un plan d’expérimentations », Le Figaro, 24 avril 2019

2 commentaires sur “Lettre aux chercheur.es, financeurs, industriels et aficionados du véhicule autonome

  1. ikook

    La voiture autonome, c’est comme toutes les voitures: le mur du pétrole et des matières premières déclinantes les arrêtera tout net. Tout cela n’est qu’une nouvelle bulle à la con sans avenir rentable.
    D’abord, parce que qui dit autonome dit « informatique » et les constructeurs mondiaux de bagnoles n’ont pas envie de finir « sous-traitants » de l’industrie informatique type Apple, Google et autres tentacules totalitaires et hégémoniques.
    Uber est au bord de la faillite depuis quelques années déjà. Le monde se tend vers du nationalisme d’état (affaire Renault-Nissan), la tentative de fusion actuelle entre Renault et Fiat-Chrysler montre bien que l’industrie automobile est dans une certaine impasse.

    Ne parlons même pas des tensions géopolitiques pour le pétrole, le gaz et les terres rares entre la Chine, la Russie et les USA

  2. vince

    Très bel article.

    La voiture autonome, même les associations d’automobilistes n’en font pas la promotion, c’est uniquement un projet industriel et pas un besoin ni à une demande.

    C’est le type même du projet technico-futuriste qui me fait être décroissant : si au moins on peut arrêter la gabegie.

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