La voiture: un objet symbole

La symbolique de l’automobile n’échappe à personne, surtout pas à ceux qui l’utilisent tous les jours. C’est dans la relation entre le conducteur et l’automobile que celle-ci prend vie et devient voiture. La portée symbolique de cet objet peut s’appréhender autour de deux pôles que sont l’aspect identitaire et l’aspect émotionnel.

a) L’aspect identitaire que revêt la voiture se loge dans des éléments les plus anodins jusqu’aux plus ostentatoires. Qu’on la rejette ou qu’on l’adopte, il n’en reste pas moins qu’à ce jour « la voiture est devenue le moyen de déplacement le plus pratique, celui qui, faisant liaison entre individuel et social, assure notre intégration modulée dans la collectivité »1, rappelant ainsi qu’elle tient une place singulière dans les pratiques de mobilité au quotidien notamment en milieu rural et rurbain. Plus encore, avoir une voiture c’est exister socialement, tant dans la mobilité qu’elle offre que par ce qu’elle représente. « Vivre sans avoir le droit reconnu de conduire une automobile, ce n’est pas être citoyen à part entière dans la société industrielle »2. Cette question est essentielle pour tous les citoyens, qu’il s’agisse des jeunes, des actifs ou des personnes âgées.

Passer le permis de conduire est devenu un rituel d’entrée dans l’âge adulte et dans la société des adultes. 60,4% des moins de 25 ans disposent d’une voiture en 2007 (contre 49,3% en 2000)3. Malgré les coûts associés à l’apprentissage puis à la possession d’une voiture, l’accès à la conduite représente un pas majeur vers l’indépendance. La voiture est un moyen de s’intégrer à la société, que cela soit pour aller sur le lieu d’étude, sur le lieu de travail, sur les lieux de socialité ou plus généralement sur les lieux de loisirs. Pourtant bien souvent encore, cette entrée dans la société est marquée par des comportements inadaptés, tant par l’inexpérience que par les enjeux de la représentation de soi au volant, qui coûtent la vie à de nombreux jeunes4. L’accident, quand il blesse, constitue un moment marquant de la biographie du conducteur, événement à l’origine d’une rupture ou situé dans une continuité de celle-ci (j’aborderai dans un autre article, la question du rapport au temps social dans la gestion de la vie quotidienne et des risques ainsi que l’accidentologie relative aux jeunes conducteurs).

Les personnes de plus de 65 ans sont de plus en plus nombreuses à posséder une voiture (73,1% en 2007 contre 61,9% en 1980)5, et ce n’est qu’entre 60 et 75 ans que les taux d’équipement baissent légèrement. On observe qu’« en vieillissant, chaque génération est restée fidèle à ses habitudes prises tôt dans la vie »6. L’explication tient au fait que cet objet est gage d’existence dans la société, la mobilité étant synonyme d’autonomie. Alors que « la démotorisation » est définie comme la réduction de l’utilisation par l’arrêt de tout usage de tout véhicule à moteur, le phénomène de « déprise » est un moment de « réorganisation de la vie par des stratégies de compensations à certains effets du vieillissement » 7 dans l’usage de l’automobile face à la dépendance fonctionnelle et à la diminution de l’autonomie. L’enjeu est de toute importance car la pratique automobile structure « les emplois du temps, la socialité et une forme de maintien en santé et en estime de soi »8.

Aussi, lorsque l’idée d’une visite médicale fut avancée en 2003 pour les conducteurs à partir de 75 ans dans le cadre du plan de lutte contre l’insécurité routière9 avec à la clé une possible interdiction de conduire en cas de déficiences, cette mesure fut très mal accueillie par les conducteurs âgés. Compte tenu que les personnes âgées de plus de 65ans représentent 902 victimes par million d’habitants (sources ONISR, 2008, p.67) comparé aux 4389 victimes par million d’habitants pour la classe des 18-24 ans, il faut bien reconnaître qu’elles restent peu impliquées dans les accidents. Cependant il faut observer que les personnes âgées lorsqu’elles sont impliquées dans un accident décèdent dans l’accident (88 tués par million d’habitant contre 184 tués par million d’habitants pour les 18-24 ans). Entre autres, cela s’explique d’un point de vue médical par la moindre résistance des corps des personnes âgées aux conséquences d’un choc lors d’un accident (fragilité des organes). Finalement, ce projet de loi fut abandonné par le Ministre Perben en juin 2005.

En quarante ans la proportion de femmes passant le permis de conduite s’est rapprochée de celle des hommes. Si les femmes ne représentaient que 21% des détentrices de permis de conduire à la fin des années 60, elles sont autour de 70% à le détenir en 2000 contre 90% des hommes10. Ce qui témoigne de leur accession à une place à part entière dans la société, tout en les inscrivant dans la société de consommation. Ainsi, les constructeurs prennent en considération dans la conception et dans la communication11 sachant qu’en 2007, 41% des véhicules ont comme utilisateur principal une femme12.

Dans une analyse du phénomène automobile des années 1970, adoptant une optique de classes sociales, L. Boltanski fait état de rapports de forces sur la route à l’image des rapports sociaux de classes. Il relève que « sur la route, les relations sociales entre agents s’établissent surtout sur le mode de la concurrence »13 ce qui se traduit par des « conflits symboliques » entre véhicules. En effet, selon lui on peut opérer un « repérage social » de l’individu à partir de sa voiture et de ses caractéristiques. Ce que partage aussi M. Pervanchon pour qui « la lecture du statut social que la voiture propose, ‘signe extérieur de richesse comme les habits, l’habitation’, fait aussi partie de sa qualification d’objet moderne »14, ce que le téléphone portable vient aujourd’hui lui disputer, au point de s’y substituer notamment chez les jeunes. La commercialisation de véhicules à « bas coût » privilégiant la fonctionnalité s’attaque à cette symbolique et à l’investissement statutaire de la voiture, et nul n’était certain au départ de l’engouement pour ces véhicules.

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b) Si elle reflète le statut social de son possesseur, la voiture est aussi un objet avec lequel on entretient un rapport affectif, la voiture faisant souvent l’objet de soigneuses attentions. Pour M. Pervanchon, « nous sommes indéniablement notre voiture »15. Aussi est-il fréquent que la voiture s’exprime par notre bouche et que l’on entende dire : « j’ai fait du 130 à l’heure », « j’ai crevé », « je suis en panne », « j’ai déjà 50.000 km ». C’est cette proximité qui est à l’origine d’un sentiment de « faire-corps » singulier ne serait-ce que parce que « la voiture est le seul objet qui nous absorbe entièrement et qu’on manipule de l’intérieur à notre gré »16. Nous sommes « une voiture-corps » dans la mesure où le conducteur fait corps avec sa machine en s’installant à bord (et que dire du pilote de formule 1 dans ce qui lui sert d’habitacle dans son bolide). Cette notion suggère alors un lien intime, expliquant alors l’origine de tant d’attentions envers cet objet, telle une seconde peau que l’on revêt. C’est ainsi que l’on peut comprendre le fait de laver sa voiture et de la bichonner comme une façon de prendre soin de soi et par extension de son image et de son rayonnement. Le rapport à l’objet et à son usage s’ancre ainsi pleinement dans le domaine de l’émotion. En ayant une voiture propre, le conducteur aura l’impression qu’il conduit mieux. Cette proximité pousse les possesseurs à lui donner un statut aussi particulier, la personnifiant : « d’objet elle devient sujet, c’est ‘elle’ l’actrice et moi, nous qui en sommes le complément direct d’objet, indissolublement liés à elle, en elle »17. Celle-ci fait alors preuve de « caractère » : « elle n’accélère pas », « elle monte à 190 km/h », « elle chauffe ».

C’est dans cette perspective du « faire-corps » que L. Boltanski voit la voiture dans le prolongement des conflits de classes sociales en ce que « la voiture relaie le corps parce qu’elle l’incorpore »18. La possession d’une voiture permet à l’individu de se positionner dans le champ social ; dès lors on comprend mieux la difficile percée de la location de véhicule. C’est un véhicule dénué d’affects, à faible considération. Pourtant d’un point de vue économique et en tant que simple moyen de locomotion, louer une voiture est bien plus avantageux, notamment dans les grandes villes19. Cependant comme la symbolique baigne fortement notre rapport à cet objet, sa possession est, pour l’heure, privilégiée.

En comparaison avec les autres moyens de transports, la voiture a la particularité de donner « cette sensation d’un ailleurs traversé en sécurité »20, elle offre donc un espace privé en pleine sphère publique : « un petit chez soi du dehors ». En effet, en montant à bord de sa voiture, le conducteur est déjà un peu chez lui. Malgré l’ouverture qu’offrent les surfaces vitrées, sa carrosserie suffit à établir une distance suffisante avec les autres usagers. Cela permet de se retrouver dans un univers familier qui permet de réaliser autant de pratiques personnelles21. Les conducteurs ont beau être au milieu des embouteillages, la voiture leur donne un espace privatif, en même temps qu’ils participent à un événement, situation qui est jugée plus confortable que les transports en commun ! N. Dubois inscrivant sa thèse dans une perspective similaire fait la démonstration de l’automobile vécue comme un « autre chez soi ». Selon lui, « l’évolution des valeurs automobiles a contribué à déplacer l’investissement de l’extérieur vers l’intérieur des voitures, lui conférant ainsi un statut d’espace plus que d’objet »22.

Par Emmanuel Pagès
http://auto-et-sociologie.over-blog.fr/

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Références:

1 PERVANCHON, « Du monde de la voiture au monde social », 1999, p.26.
2 FRIEDMANN, « La puissance et la sagesse », 1970, p.63.
3 CCFA, « Analyse statistique année 2007 », 2008, p.36.
4 En 2003, les 15-24 ans représentaient 27% des tués des véhicules de tourisme alors qu’ils ne représentent que 13% de la population nationale, soit un facteur de risque 2 fois plus fort que la moyenne. ONISR, « La sécurité routière en France », 2004, p.67.
5 CCFA, op. cit, 2008, p.36.
6 BODIER, « La voiture : une habitude qui se prend jeune », 1996.
7 DRULHE, PERVANCHON, « Vieillir et conduire : usages et représentations », 2002, p.6.
8 Ibid., p.15.
9 AFP, 10/07/2003, « Les candidats au permis de conduire et les plus de 75 ans devront passer une visite médicale ».
10 DSCR, « Gisements de sécurité routière », 2002, p.28.
11 Les femmes considèrent en premier le prix, la marque, la consommation. La puissance est le dernier critère d’achat.
12 CCFA, op. cit., p.36.
13 BOLTANSKI, « Les usages sociaux de l’automobile », 1975, p.29.
14 PERVANCHON, op. cit., 1999, p.27.
15 Ibid., p.107.
16 Ibid., p.62.
17 Ibid., p.47.
18 BOLTANSKI, op. cit., 1975, p.33.
19 Le Monde, 1.11.06. Pour un usage inférieur à 100 jours par an, il est plus intéressant financièrement de louer une voiture. Seuls 6% des français en louent une chaque année, en augmentation malgré des tarifs de locations plus élevés qu’ailleurs en Europe. Il y a trois profils de clients : les rationnels, les précurseurs de tendances et les écolos. Le maillage des agences dans les villes est un aspect essentiel pour soutenir cette pratique. Noter que l’on dira « louer une voiture » plutôt que « louer sa voiture », une voiture de location est impersonnelle.
20 PERVANCHON, op. cit., 1999, p.15.
21 PERVANCHON, « Apprendre à conduire, apprendre à se conduire », 2005. Par exemple écouter la musique, chanter, téléphoner, manger, fumer, etc.
22 DUBOIS, « L’automobile : un espace vécu comme un autre chez soi », 2004, p.264.

3 commentaires sur “La voiture: un objet symbole

  1. navello

    Ce qui est terrifiant, c’est que ce symbole social de « réussite » est très présent dans les pays émergents. La course à l’équipement en automobiles n’est pas prêt de s’arrêter.

  2. Tommilidjeuns

    A Istanbul (reportage Arte) il y un « grand projet »: un immense centre commercial dédié à la déesse bagnole, où il y aura toutes les marques que l’on pourra essayer sur un circuit aménagé sur le toit. Comme çà les turcs « riches » pourront se choisir le dernier modèle avec tout le confort moderne pour pouvoir passer une bonne journée dans leurs embouteillages monstres, parce que les transports en commun « c’est bon pour les pauvres », 15 millions d’habitants, deux ridicules lignes de métro, et des heures dans les embouteillages sur le Bosphore, mais les turcs sont contents du moment qu’ils sont dans leur voiture…Les vendeurs ambulants font des affaires, ils ont tout le temps pour vendre leur camelote aux escargots à roulettes, ce qui marche bien comme article, c’est les modèles réduits de voitures. »Ah la bagnole c’est sacré, comme le foot chez nous »
    Hallucinant, on se demande chez qui ils ont pris modèle, vraiment…
    Comment on dit « gros cons de beaufs » en turc ?

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