Objet d’un engouement tardif de la part des industriels, la voiture électrique est présentée comme le remède aux maux du climat et comme une alternative écologique. Mais les performances annoncées ne sont-elles pas une manière de déplacer le problème ?
« Who Killed the Electric Car ? ». C’est le titre d’un documentaire de l’Américain Chris Paine, qui retrace la fascinante épopée de l’automobile électrique EV-1 (Electric Vehicule 1), mise sur la route par General Motors en 1997 avant d’être envoyée à la casse. Quelque 10 ans plus tard, l’EV-1 a complètement disparu de la circulation et GM est en faillite. La voiture à essence n’est plus au goût du jour, mais l’industrie automobile, inféodée à l’industrie pétrolière, a raté le rendez-vous. Résultat : la voiture américaine électrique est passée dans les poubelles de l’histoire et la Prius Toyota a conquis les autoroutes californiennes. Aux Etats-Unis, General Motors a reçu quelque 50 milliards de dollars de la part de l’Etat américain qui a racheté 65% des parts de l’entreprise. Pour autant, les contreparties environnementales se font attendre. Certes GM a vendu en octobre dernier sa marque de gros 4×4 Hummer au groupe chinois Sichuan Tengzhong Heavy Industrial Machinery, le premier rachat par des intérêts chinois d’une filiale d’un constructeur automobile américain. Et la mise sur le marché de la berline hybride rechargeable de GM, la Chevrolet-Volt, est annoncée pour 2011. Entre temps, la Prius est devenue l’emblème du véhicule hybride. Et le géant automobile américain vacille. Dans son rapport annuel, remis aux autorités boursières en mars 2009, il a admis être au bord de la faillite.
Saturation de l’espace, des esprits et du marché
Pourtant, le mythe automobile demeure enraciné dans les imaginaires. Roland Barthes, dans un texte sur la DS paru dans ses fameuses Mythologies (1957), décrit l’automobile comme »l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques ». L’imaginaire occidental mondialisé est façonné par le rêve de voiture individuelle toute puissante, à grand renfort de campagnes publicitaires. Sans scrupule de greenwashing, BMW, dans une campagne récente, fait l’apologie de la »joie » procurée par ses surpuissants engins métalliques : »la Joie est une énergie positive », »la Joie adore la technologie de récupération de l’énergie au freinage », »la Joie est généreuse en équipements, en financements, en avantages »… Tout un programme existentiel. Dont l’emprise est réelle. Ce fétiche moderne qu’est l’automobile est bel et bien parvenu à occulter d’autres manières d’envisager la mobilité.
On ne relira jamais assez le texte phare d’Ivan Illich, Energie et équité (1973), où le penseur de l’écologie politique assimile les déplacements et la recherche de la vitesse à une manie qui aboutit à dessaisir l’usager de son autonomie, confondant liberté de mouvement et liberté d’être transporté, dont la »perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie ». Dans le même ordre d’idées, l’historien des techniques Jean Robert distingue vitesse de circulation et vitesse généralisée d’un mode de transport, laquelle tient compte de la quantité de travail nécessaire pour acquérir le moyen d’être transporté. Si l’on considère la vitesse généralisée comme le résultat de la division du kilométrage annuel effectué par le temps passé dans ce mode de transport et, à l’extérieur, à gagner de quoi le payer, seuls les très riches gagnent du temps en auto. Les autres ne font qu’effectuer des transferts entre temps de travail et temps de transport. Résultat : les sociétés industrielles consacrent entre le quart et le tiers de leur budget-temps social à la production des conditions d’existence de la vitesse. C’est l’envers, encore largement impensé, de ce que le philosophe Peter Sloterdijk désigne comme »l’automobilisation » complète de la société : »Qui conduit une voiture s’approche du divin, il sent son petit moi s’élargir en un Soi supérieur qui lui donne en patrie le monde entier des voies rapides et qui lui fait prendre conscience du fait qu’il a vocation à une vie supérieure à l’existence semi-animale du piéton », ironise-t-il dans La Mobilisation infinie (1989).
Entre célébration de la jouissance et projet d’émancipation métaphysique, les constructeurs tablent sur l’addiction des consommateurs, qui selon Marie-Jeanne Husset, directrice de 60 Millions de consommateurs, ne sont pas prêts à renoncer à la voiture individuelle. Pourtant, le marché donne des signes de faiblesse. En France, c’est un million de voitures en moins qui sortent en 2007 des chaînes de production par rapport à 1990. Les capacités industrielles, structurellement excédentaires, se tassent, même si, en Europe, la stagnation du marché est en partie compensée par l’ouverture à de nouveaux Etats-membres. En Chine, la production connaît une accélération sans précédent, plus de six millions de véhicules y ont été assemblés en 2007, soit beaucoup plus que le marché chinois ne peut en absorber. L’Union européenne et les Etats-Unis connaissent eux aussi un tassement des marchés. Du coup, le secteur entre dans une phase de surcapacités mondiales, et la crise de l’automobile n’est pas prête de se terminer.
Car il s’agit d’une crise structurelle : outre que le marché est saturé, en occident tout du moins, les ménages éprouvent de plus en plus de difficultés à financer les dépenses liées à leur véhicule : le commerce des voitures d’occasion prend le pas sur celui des véhicules neufs, la circulation automobile baisse en France depuis 2005… La chute de la demande semble durable, et pourrait plaider en faveur d’une reconversion partielle du secteur au service de la mobilité collective. D’autant que les créations d’emplois ne sont pas précisément quantifiées. L’industrie automobile est très automatisée, contrairement au bâtiment et aux transports collectifs, qui restent des industries de main d’œuvre. Quant aux petits véhicules neufs, ils sont fabriqués à l’étranger, la prime à la casse ne fera donc qu’encourager la délocalisation des emplois. Au titre du plan de relance de 2009, constructeurs et sous-traitants bénéficient d’un fonds d’investissement doté de 400 millions d’euros pour financer la recherche sur les véhicules propres et d’un fonds sectoriel de modernisation doté de 300 millions d’euros. Deux prêts de 500 millions d’euros chacun ont été accordés aux filiales bancaires de Renault et de PSA, sans éco-conditionnalités particulières…
Vous avez dit efficacité énergétique ?
Les politiques publiques prennent-elles la mesure du phénomène en cours ? Le projet de loi de finances pour 2010 accorde un bonus de 5.000 euros pour les véhicules électriques. Les subventions d’Etat encouragent ce que Benjamin Dessus, président de Global Chance, qualifie de »fuite en avant technologique », lors d’un colloque sur les transports organisé le 5 novembre par l’association Agir pour l’environnement à l’Assemblée nationale : »il y a vingt ans, l’Agence française de la maîtrise de l’énergie avait lancé le programme « 3 litres ». Ce véhicule léger et économe n’a jamais vu le jour. En revanche, 20 ans plus tard, les véhicules pèsent le double et sont pleins de gadgets. On est très loin de résoudre le problème des émissions de gaz à effet de serre par le progrès technique », regrette Benjamin Dessus, qui souligne que dans cette affaire, la technologie a une importance relative.
Selon lui, auteur d’un article intitulé »La fée électricité sous le capot », paru dans Les Cahiers de Global Chance1, »la traction électrique présente des avantages certains en termes d’efficacité, mais il faut évidemment vérifier qu’ils ne sont pas en partie perdus, en amont du moteur électrique, pour produire l’électricité et éventuellement la transporter et la stocker dans le véhicule ». Le moteur électrique a un excellent rendement mécanique (supérieur à 90%, alors qu’un moteur thermique ne dépasse guère 40%), mais c’est en amont que le problème se pose : les étapes de production, d’acheminement et de chargement de l’électricité comportent des pertes souvent importantes. Ainsi le rendement global de la filière de production d’électricité (production, nucléaire compris / transport-charge de batteries) n’est-il que de 18 à 24%, alors que celui du charbon serait de 21 à 28%. Les fourchettes »du puits à la roue » des différents véhicules »non conventionnels » susceptibles d’être mis sur le marché dans les 10 ans à venir s’étagerait donc entre 8 et 40%. Reste que le doublement de la demande de véhicules prévu par l’Agence internationale de l’énergie ne pourra être satisfait par ces progrès technologiques, qui selon Céline Mesquida, chargée de mission transports à France nature environnement, sont une »fausse bonne solution » à un ensemble de questions qui ne sont pas posées à savoir : à quoi va servir le véhicule électrique et à qui va-t-il profiter ? Quelle est son efficacité énergétique ? Résorbera-t-il la congestion automobile en ville ? D’où viendra l’électricité produite en amont ? Les réseaux dits intelligents (smart grid) régleront-ils le problème des pointes ? Y’aura-t-il assez d’énergies renouvelables pour couvrir la demande ?
Si, comme l’annonce le dossier de presse du ministère de l’écologie2, il s’agit de »rouler partout et tout le temps » plutôt qu’abaisser les vitesses, brider les moteurs et financer massivement le transport à la demande, c’est bien le modèle qui reste inchangé, et la mobilité de demain ressemblera singulièrement à celle d’hier : individuelle et coûteuse. Pour entretenir la croissance, désormais étiquetée verte ?
Agnès SINAI
Article publié sur www.actu-environnement.com et reproduit avec l’autorisation de l’auteure.
Notes
Image: Urban Sea Star
Excellent article qui remets bien en perspective les problématiques contemporaines liées à la bagnole.
Un article très approfondi sur la voiture électrique et sur les enjeux qu’elle comporte ; je me rappelle avoir lu quelque part l’article sur le complot contre la voiture électrique et d’avoir été indignée : une idée qui aurait pu changer le transport individuel et réduire la pollution tuée pour des raisons économiques..