L’hypermobilité

John Adams est un géographe anglais qui a inventé le concept « d’hypermobilité » et qui travaille, entre autres, sur les conséquences sociales de la voiture.

Pour résumer, selon Adams, la voiture participe à l’éclatement de la ville. La dissociation dans l’espace des diverses fonctions sociales et économiques induit la dépendance à l’automobile. Rien de nouveau, c’est un mécanisme autorenforçant : plus nous sommes mobiles, plus la ville se distand et plus nous avons besoin d’être mobiles.

Ensuite, la dépendance devient aigue lorsque les automobilistes ne pensent leurs déplacements qu’en fonction de leur automobile. Etant un espace privatif, elle renforce la demande de ségrégation et donc la ségrégation dans l’espace.

De fait, l’hypermobilité induit des conséquences sociales très fortes : d’après Adams, les premières victimes sont les enfants, les secondes les pauvres et les immobiles qui se trouvent enclavés par les routes.

La voiture a transformé la rue en un espace de circulation et non pas un espace de vie, l’injonction est de circuler et ne rien voir tout comme l’automobiliste.

Alors, la conséquence est que la ville du futur sera plus dangereuse, violente et ségrégée non seulement par l’automobile mais surtout sur le plan social en raison de la compétition pour les « bons voisinages », les bonnes écoles et le besoin de « communauté ». On doit anticiper diverses dérives sécuritaires, autoritaires, une généralisation de la surveillance avec pourquoi pas empucelage obligatoire de tous.

De plus, les gagnants seront les hypermobiles, les riches roulant en voiture et les 1% de privilégiés qui prennent l’avion plusieurs fois par an, survolant les dominés qui pour 90% resteront collés au sol toute leur vie.

L’Hypermobilité, par John Adams

John Adams est professeur de géographie à l’University College London. (texte paru dans le Prospect, Londres, mars 2000 ; traduit de l’anglais par Gilles Aurejac pour Car Busters, mai 2001). Si vous trouvez des erreurs dans ce document, contactez Randy Ghent.

La mobilité est source de liberté et de pouvoir. Mais on peut très bien souffrir d’un excès de bonne chose : l’augmentation du nombre de gens qui usent de leur liberté et de leur pouvoir est en train de détruire la planète et ses artères.

De prodigieux efforts technologiques sont mis en œuvre pour résoudre les problèmes d’encombrements et de pollution provoqués par l’augmentation du trafic routier. Supposons un instant que ces efforts soient couronnés de succès. Imaginons que les scientifiques inventent quelque chose qui ressemble à un engin non-polluant à moteur perpétuel. Imaginons maintenant qu’ils arrivent à développer le plus abouti des systèmes de transport intelligents, à savoir un système de contrôle du trafic informatisé qui permettrait d’accroître considérablement la capacité des routes, du rail et des aéroports existants. Imaginons enfin un monde où les ordinateurs seraient à la portée de tous et où l’accès à l’internet aurait un coût insignifiant : alors, la mobilité virtuelle et non polluante serait promue au rang de principale solution permettant de résoudre les problèmes liés au trop grand nombre de déplacements physiques.

Aujourd’hui, la recherche de palliatifs techniques censés remédier aux inconvénients des déplacements motorisés mobilise l’essentiel des crédits, des énergies et des velléités règlementaristes. En cas de succès, il faut s’attendre à un développement encore plus grand de la mobilité physique. Des moteurs plus propres et plus performants ne feront que desserrer les derniers freins à l’accroissement du trafic, en faisant baisser les prix ou en éliminant les arguments écologiques qui justifient leur limitation. Les systèmes intelligents de gestion des flux promettent de réduire considérablement les temps de déplacement en faisant gagner une bonne partie du temps perdu actuellement dans les embouteillages. Quant à la mobilité virtuelle, bien qu’elle soit capable de se substituer à de nombreux déplacements physiques se révèlera comme un stimulant pour d’autres déplacements : en libérant les télé-travailleurs du déplacement journalier sur le lieu de travail, elle va les inciter à l’exode vers les banlieues où de nombreux déplacements (pour faire les courses, aller à l’école, chez le docteur, à la bibliothèque, à la poste ou chez les amis) sont plus long et généralement irréalisables par les transports en commun.

En 1950, un Britannique parcourait en moyenne 8 km par jour. Aujourd’hui, il en parcourt environ 45 et ce chiffre devrait doubler d’ici à 2025. La mobilité virtuelle croit parallèlement à la mobilité physique, mais le taux de croissance de la première est nettement plus élevé. Les transports et la communication sont les deux voies par lesquelles chacun entre en contact avec l’autre. Mais l’évolution de ces moyens tant en terme de rapidité que d’accessibilité a d’importantes conséquences sociales.

Il y a pourtant une contrainte à laquelle aucune technologie ne peut rien changer, c’est le nombre d’heures contenues dans une journée. Et comme notre champ d’action devient de plus en plus vaste, il nous faut nous concentrer sur des domaines de plus en plus étroits. Si nous passons plus de temps à contacter ceux qui sont éloignés, nous devons réduire le temps passé avec ceux qui sont proches. Si nous sommes en contact avec plus de gens, nous sommes obligés de consacrer moins d’attention à chacun. Dans les société “piétonnières” où l’on opère sur une petite échelle (sociétés “hypomobiles”), tout le monde se connaît. Dans les sociétés “hypermobiles”, les communautés géographiques d’autrefois sont remplacées par des communautés d’intérêt, sans liens spatiaux. On y passe davantage de temps, physiquement, en compagnie d’étrangers.

On met volontiers en avant les avantages de la mobilité, en revanche on prête peu d’attention aux inconvénients de l’hypermobilité. Et pourtant, il est facile d’imaginer les conséquences indésirables d’une société hypermobile en extrapolant à partir des tendances actuelles.

Les sociétés vont se fragmenter davantage.

Le processus d’extension suburbaine devrait s’accélérer. Les sociétés dont les membres se déplacent très rapidement et sur de longues distances sont de grandes consommatrices d’espaces. Ce sont les transports longue distance par air ou par route qui se développent le plus rapidement. La marche et le cyclisme – modes de transports de proximité, démocratiques et respectueux de l’environnement par excellence – sont en déclin. Même avec des moteurs à mouvement perpétuel et non polluants, il y aura des effets indésirables sur l’environnement. Il faudra bitumer davantage d’espaces pour créer des places de parking, défigurer des paysages pour construire les autoroutes nécessaires et réduire encore l’espace vital d’espèces toujours plus menacées. Enfin, il faudra trouver les emplacements nécessaires à la construction d’aéroports plus grands et l’on verra rétrécir un peu plus les espaces considérés comme des havres de paix sur cette planète.

Les inégalités vont s’accroître.

L’augmentation de la mobilité moyenne cache le creusement du fossé qui sépare les riches et les pauvres en ce domaine. Tous ceux (trop jeunes, trop vieux…) qui seront interdits de conduite, seront marginalisés en compagnie de ceux qui seront trop pauvres pour s’acheter une voiture ou un billet d’avion. Ils deviendront des citoyens de seconde zone, dépendant entièrement pour leurs déplacements des vestiges de transport en commun ou du bon vouloir des possesseurs de voitures. Et comme la ville s’étendra toujours plus vers la périphérie, la majorité des trajets ne pourront plus être faits à pied ou en bicyclette. Malgré la multiplication par dix du parc automobile mondial depuis 1950 (soit environ 500 millions de véhicules aujourd’hui), le nombre de personnes ne possédant pas de véhicule a plus que doublé pour atteindre 5,5 milliards d’individus, en raison de la croissance démographique ; de plus, malgré la croissance encore plus rapide du trafic aérien, le nombre d’individus n’ayant jamais pris l’avion a lui aussi augmenté.

Le monde va devenir de plus en plus dangereux pour les personnes non motorisées.

Davantage de métal (ou de fibre de carbone) va être en circulation. Le fait qu’aujourd’hui il y ait trois fois moins d’enfants tués chaque année dans un accident de la route qu’en 1922 (époque où il y avait très peu de circulation et où la vitesse était limitée à 32 km/h) ne signifie nullement que les routes soient trois fois plus sûres : elles sont simplement devenues si dangereuses que plus personne n’y laisse jouer un enfant. La diminution du nombre de piétons et de cyclistes va se poursuivre : plus le trafic augmente, moins les gens sont enclins à traverser les routes (c’est une des raisons pour lesquelles on connaît de moins en moins ses voisins d’en face !).

Les parents effrayés vont davantage limiter la liberté de mouvement de leurs enfants, et cette activité sociale éminemment catalysatrice qu’est le fait de jouer dans la rue va disparaître.

En Grande-Bretagne, pas plus tard qu’en 1971, 80 % des enfants de 7-8 ans se rendaient par leurs propres moyens à l’école sans être accompagnés. Aujourd’hui, plus personne ne fait ainsi et le gouvernement met en garde les parents sur le fait qu’il est irresponsable de laisser des enfants de moins de 12 ans sortir seuls dans la rue. Les enfants ont de moins en moins l’occasion de se frotter librement avec leurs pairs et d’apprendre à se débrouiller sans l’assistance d’un adulte – expérience pourtant indispensable à l’apprentissage de la socialisation.

Les gens vont devenir plus gros.

Les enfants convoyés par leurs parents-chauffeurs n’apprennent plus à marcher ou faire de la bicyclette pour aller à l’école, à leurs activités ou chez leurs amis. Et comme la marche et le cyclisme disparaissent en tant qu’activités fonctionnelles, on fait de moins en moins d’exercice physique dans le cadre de la vie courante – tendance partiellement contrebalancée par le nombre croissant de personnes qui se précipitent dans des centres de remise en forme pour y accomplir leurs “corvées”.

La diversité culturelle va diminuer au profit de la “culture MacDo”.

Tom Wolfe restitue bien ce phénomène dans sa nouvelle “A Man in Full” : “Le seul moyen de réaliser qu’on quittait une localité pour entrer dans une autre était de retrouver les “enseignes franchisées”, de découvrir à nouveau un 7-Eleven, un autre Wendy’s, un autre Costco et autres Home Depot.” Le tourisme est par ailleurs l’industrie qui croit le plus rapidement au monde. Les spécialistes du tourisme encouragent leurs lecteurs à se précipiter dans les derniers recoins du monde encore “intacts” – avant que d’autres n’y pensent aussi ! Le trottoir roulant qui permet de faire défiler les touristes devant les joyaux de la couronne dans la Tour de Londres est à cet égard une illustration parmi d’autres de “l’efficacité Fordienne” qui caractérise le tourisme de masse.

Le monde deviendra de moins en moins convivial, de plus en plus anonyme.

On connaîtra de moins en moins ses voisins. Les programmes “Neighbourhood Watch” (comités de surveillance de quartier) – tentatives pour recréer artificiellement des liens autrefois naturels entre voisins – sont symptomatiques de l’anonymat qui s’installe. Même lorsqu’ils vivent dans une proximité physique, les riches mobiles et les pauvres immobiles ne vivent pas dans le même monde. Les pauvres, par manque de mobilité, sont confinés dans des prisons aux murs invisibles. Ils sont en permanence tentés et agressés – comme même des prisonniers enfermés entre de vrais murs ne le sont pas – par l’ostentatoire et illimitée consommation des gens prospères. On peut voir et entendre les nantis voler au-dessus des têtes ou rouler sur les autoroutes bordant les ghettos. Ils font étalage à la télévision de leurs privilèges, manifestement hors de portée du commun des mortels. Pour les nantis, le pauvre est généralement invisible. Ils ont en effet tendance à voir moins facilement les détails de ce monde en raison de la hauteur et de la vitesse avec lesquelles ils se déplacent.

La société sera de plus en plus dominée par le crime.

Les relations forcées entre les possédants et les démunis vont engendrer un accroissement du sentiment d’insécurité. De même que le risque sur les routes, ce phénomène n’est pas pris en compte par les statistiques. Les maisons vont devenir des forteresses protégées par des portes plus solides, des serrures et des systèmes d’alarmes plus performants. Les gens – et spécialement les femmes – iront de moins en moins dans les rues et n’utiliseront plus les transports publics parce qu’ils se sentiront en danger, et viendront rejoindre le nombre croissant d’automobilistes qui voyagent toutes portes fermées. La police accroît ses surveillances, fait davantage usage de systèmes vidéos et utilise de plus en plus des bases de données informatisées. Le “bobby” d’autrefois qui connaissait tout le voisinage est désormais remplacé par une caméra intelligente capable de lire les plaques minéralogiques et d’identifier des visages. La police “high tech”, si crainte des défenseurs des libertés civiles, est sans recours le prix à payer pour l’hypermobilité, la seule alternative étant l’inefficacité. Si les criminels se dotent de modes de communication modernes (tant physiques qu’électroniques) et que la police n’en fait pas autant, alors cette dernière est condamnée à l’impuissance.

La société deviendra moins démocratique.

Les individus auront de moins en moins d’influence sur des décisions qui déterminent leur vie, alors même que du fait de leurs activités économiques et sociales ils agissent sur des espaces de plus en plus étendus et avec des moyens de plus en plus sophistiqués. Les autorités politiques doivent nécessairement élargir leurs aires d’influences géographiques pour accompagner le changement d’échelle des questions qu’elles ont à résoudre.

Le pouvoir politique migre des autorités locales vers le gouvernement et le parlement (Whitehall et Westminster) et plus encore vers Bruxelles et vers des institutions non légitimement élues telles la Banque Mondiale ou l’Organisation Mondiale du Commerce. A Seattle, aucune institution démocratiquement élue et reconnue n’a pris place d’aucun côté dans le débat qui opposait l’OMC aux groupes de protestataires – ni Greenpeace, ni les Amis de la Terre ne sont des démocraties. La confiance dans ces institutions qui n’ont de compte à rendre à personne diminue au fur et à mesure que leurs actions semblent tourner en rond (dans cette partie de la science fiction où le futur est lié à la conquête de l’espace, on ne trouve pas un seul exemple de société démocratique).

Les tendances propres à créer le monde décrit ci-dessus ne rencontrent aucune réelle résistance; au contraire, elles sont encouragées par tous les gouvernements. En Grande-Bretagne, les besoins en aéroports sont toujours fondés sur le principe “prédire et fournir”, et ce qui est prédit, c’est un fantastique développement. Les prévisionnistes se conforte les uns les autres quant aux immenses potentialités de croissance de l’activité des aéroports. A l’appui de cette prédiction, ils font remarquer qu’une bonne partie des individus de par le monde n’ont jamais pris l’avion.

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L’idée que cette croissance pourrait être freinée par leur incapacité à prévoir des aéroports suffisamment grands leur parait tout bonnement impensable.

Le gouvernement a abandonné sa prétention à vouloir diminuer la dépendance de la nation vis à vis de l’automobile. Gus Macdonald, nouveau ministre des transports est même ouvertement en faveur de celle-ci : “Si la voiture devient plus abordable et que plus de gens souhaitent en avoir une, ce n’est pas un problème”. Il se place également résolument du côté des accros de la technique : “L’avenir est aux véhicules propres”. John Redwood, porte-parole du parti conservateur pour les transports, qui ne veut pas être en reste dans la chasse aux voix des automobilistes, déclare urgente la construction de nouvelles routes permettant de contourner, villes, villages et sites à protéger. Il a simplement oublié ce qu’avaient fini par comprendre ses prédécesseurs tories : les zones où l’on peut construire sans crainte pour l’environnement se font de plus en plus rares.

Quelle serait la principale caractéristique d’une politique qui chercherait à renforcer la dépendance à l’automobile ? Elle encouragerait la population à quitter les villes pour s’éparpiller dans des zones où la densité de l’habitat serait trop faible pour permettre la mise en place de transports publics. En Grande-Bretagne, cette politique a connu un franc succès sous le gouvernement précédent. Selon une étude réalisée en 1999 par la Town and Country Planning Association, au cours de la période 1981-96, 500 000 emplois ont été supprimés en zone urbaine pendant que 1,7 millions étaient créés en zones à faible densité.

En revanche, une politique qui chercherait à diminuer la place de la voiture viserait à limiter le trafic dans les zones où sa croissance est la plus rapide, à savoir non pas dans les centre villes déjà engorgés, mais dans les banlieues et au delà. Les cabinets de consultants privés conseillent aujourd’hui aux entreprises de s’éloigner des centre-villes. C’est la réponse du marché aux diverses désincitations mises en place par le gouvernement travailliste sous forme de péages routiers ou encore d’augmentation des obligations en matière de parking.

John Prescott, député, se défend d’être anti-voiture et met en avant ses deux “Jags” pour le prouver. Comme le ministre des transports, il se réjouit de voir que davantage de gens peuvent posséder une voiture, même si de temps en temps il forme le vœu qu’ils la laisse le plus souvent au garage. Il faudrait sans doute qu’il remplace son programme de construction de routes par un programme de construction de garages. En Grande-Bretagne, les ventes de voitures neuves sont estimées à 2,2 millions pour 1999, mises bout à bout elles formeraient un ruban de près de 13 000 km.

Quand ils achètent un véhicule, les gens cherchent avant tout où le conduire et où le garer – programme plus que difficile à réaliser dans les villes britanniques. Si le parc automobile national continue de croître à ce rythme (et les experts du gouvernement prévoient qu’il va augmenter considérablement), l’exode urbain se poursuivra et la dépendance à la voiture s’accentuera. Pourtant les britanniques peuvent trouver une alternative à la voiture : ce n’est pas une question d’argent. En effet, le prix moyen d’une voiture neuve est de 12 500 livres (env. 125 000 fr.), amenant la facture annuelle totale à 275 milliards de fr. Ces cinq dernières années, plus de 10 millions de voitures neuves ont été vendues. Aujourd’hui le défi politique consiste à réorienter les flots d’argent privé consacrés au transport individuel vers des voies socialement et écologiquement moins dévastatrices.

La politique actuelle du gouvernement consistant à promouvoir l’internet ne fait qu’exacerber le problème. L’idée que cela aidera à résoudre les problèmes de transport dans la mesure où l’internet diminue les besoins en déplacements physiques repose sur un découplage artificiel entre l’évolution de la mobilité virtuelle et celle de la mobilité physique, ce que le passé ne confirme pas : historiquement, les deux taux de croissances sont fortement corrélés. Les sociétés les plus mobiles physiquement, sont aussi celles où l’on trouve le plus grand nombre d’utilisateurs de toutes les formes de communication.

Les partisans de la télécommunication comme solution aux problèmes de transport, pensent que les télécommunications vont redonner une dimension humaine aux sociétés, en permettant à davantage de gens de travailler de chez eux, de passer plus de temps à leur domicile, de connaître mieux leurs voisins… Pourquoi pas? Mais ceci suppose que les gens se satisferont de passer une part de plus en plus réduite de leur vie dans le monde réel et une part croissante dans les communautés virtuelles auxquelles ils participent électroniquement. Cela suppose que les gens accepteront de ne pas se rencontrer physiquement, de ne pas serrer les mains des nouveaux amis qu’ils rencontrent par l’internet, qu’ils ne chercheront pas à faire eux-mêmes l’expérience des nouvelles cultures qu’ils expérimentent virtuellement, et qu’ils ne souhaiteront pas partager de vraies pauses café avec leurs collègues. Cela fait à l’évidence beaucoup de suppositions.

Laissez-moi illustrer ces évidences décourageantes par cette anecdote vécue lors d’une rencontre à l’aéroport de Vancouver entre deux avions : Je me mis à discuter avec mon voisin. Il attendait un vol pour Toronto où il se rendait pour jouer au bridge avec un habitant de Toronto, un écossais et un habitant de San Francisco. Ils s’étaient “rencontrés” et avaient joué au bridge via l’internet : et là ils ressentaient le besoin de jouer “pour de vrai”.

Dans “Who Killed Civic America?” R. Putnam démontre le désengagement citoyen et conclue – après avoir examiné plusieurs alternatives – que le principal coupable est la télévision. Il observe que “la révolution électronique des moyens de communication a été la première des inventions des routes et des réponses individuelles à ces décisions”. Curieusement, on ne retrouve ni l’avion ni la voiture et leurs effets de décentralisation et de fragmentation dans sa liste de coupables potentiels. Un diagnostic plus convaincant devrait répartir les responsabilités plus équitablement entre les révolutions dans les transports et celles qui ont affecté les communications.

Au cours des temps, la plupart des gens, à peu près partout dans le monde, ont eu des vies de piétons. Leurs schémas de vie, leurs projets de voyage ont été de ce fait très limités. En ces temps, tout moyen de transport était mû par l’homme, l’animal ou le vent. Les riches étaient certes plus mobiles que les pauvres, mais ni les uns ni les autres ne l’étaient beaucoup. Des histoires de tapis volants, de bottes de sept lieues, de chariots ailés, etc., attestaient d’une envie d’être plus mobiles, mais dans ces temps où la technique restait peu imaginative les gens se résignaient à ce que de telles merveilles restent le privilège des Dieux. Bien sûr, la légende d’Icare suggérait qu’il était impie pour de simples mortels de prétendre à de tels moyens de transport.

C’est exactement au moment où la révolution industrielle commence que commence aussi une période de diminution du coût des transports, d’amélioration du confort, de leur rapidité et d’augmentation du nombre d’usagers. Les projets des Dieux ont été largement dépassés ! Concorde peut voler plus vite que le chariot de feu d’Apollon et les progrès dans les télécommunications ont créé une capacité d’échange des informations très supérieure aux pouvoirs que l’on attribue à Mercure. L’histoire des transports et des communications de cette période est toujours décrite comme une succession de progrès ayant suivi de près les avancées technologies. Les éventuels problèmes générés par ce progrès ont été perçus comme des effets secondaires auxquels on pourrait remédier par davantage de technologie. L’hypomobilité était perçue comme négative, l’hypermobilité étant à l’inverse positive : pourrait on jamais avoir trop de cette bonne chose? Cette question n’a jamais été sérieusement prise en considération par les spécialistes du transport qu’ils soient historiens, prévisionnistes ou politiciens et donc concernés par l’avenir. Le simple fait de poser la question vous fait courir le risque d’être catalogué comme un adversaire de la liberté et du droit à choisir.

On peut toutefois réduire ce risque en posant la question autrement. “Le problème du transport” peut efficacement être pris en compte si l’on met en œuvre trois sondages, chacun posant une question différente. La première, fréquemment posée, est la suivante: “Aimeriez vous avoir une voiture, la possibilité de prendre l’avion de façon illimitée ainsi que les mêmes possibilités d’accès aux moyens électroniques de communication que Bill Gates ?” C’est, à quelques variations près, la question posée régulièrement par les organismes de sondage. Partout la réponse est la même: oui ! C’est cette opinion qui fonde les agendas politiques en matière de planification des transports à peu près partout dans le monde. En répondant ainsi, les gens se projettent dans un monde semblable à celui qu’ils connaissent mais où ils auraient accès à tous les avantages dont seuls les riches profitent. La plupart des hommes politiques considèrent qu’il serait suicidaire de ne pas prendre en compte de telles aspirations et – ajoutent ils – il serait déraisonnable que ceux qui jouissent déjà d’un haut niveau de mobilité ferment l’accès derrière eux.

Mais il y a une deuxième question, qui n’est jamais posée : Aimeriez-vous vivre dans un monde où les désirs de chacun seraient exaucés ? Pour faciliter la réponse, il est possible de reformuler cette question : Aimeriez-vous vivre dans une maison de verre, remplie de fumées toxiques, pleine de dangers, laide, sinistre, dominée par le crime, où l’anonymat serait la règle, où toute démocratie serait absente et où les inégalités sociales domineraient ? L’expression “maison de verre” est facultative. Je soupçonne fortement les progrès technologiques de ne pas pouvoir empêcher l’accroissement du trafic et je pense que la dégradation de l’environnement va aller de pair avec l’accroissement du niveau moyen de mobilité ; mais pour obtenir la réponse “non”, il suffit déjà de limiter la question aux conséquences sociales de l’hypermobilité. Ce sondage demande en réalité : voulez-vous supporter les conséquences que le “business” engendre? Au fur et à mesure que ces conséquences deviennent de mieux en mieux connues et appréhendées, on voit un nombre croissant de gens les refuser clairement. Pourtant, la réponse politique est décevante. Même la meilleure réponse que font les progressifs Danemark ou des Pays-Bas n’est qu’une décision de ralentir le taux de croissance du trafic routier dans les zones urbaines, sans agir beaucoup sur la croissance du trafic dans les zones péri-urbaines et rurales, et sans agir du tout sur le développement vertigineux du trafic aérien.

Le nouveau ministre des transports Britannique qualifie la croissance du trafic “d’inévitable” – ignorant superbement le fait que ceux qui sont en bas de l’échelle sont de plus en plus poussés vers l’exclusion sociale. La difficulté pour les politiques semble être que le problème, lorsqu’il est posé à l’opinion dans sa deuxième forme, impliquerait la mise en place d’une politique rigoureuse, vertueuse et peu réjouissante pour sauver la planète. Ce n’est pas le genre de plate-forme à partir de laquelle les politiques souhaitent faire campagne.

Mais il y a une troisième question plus gaie (la version positive de la question deux): “Aimeriez-vous vivre dans un monde plus propre, moins dangereux pour la santé, plus amical, plus beau, plus démocratique et ceci de façon durable, un monde où vous connaîtriez vos voisins et où vos enfants pourraient en toute sécurité jouer dans la rue ?” Si toutes ces bonnes choses pouvaient être résumées et rassemblées dans un programme réaliste et convaincant, on peut s’attendre à ce que la majorité des gens votent pour lui – particulièrement si les effets négatifs décrits en question deux sont présentées comme la seule alternative.

Pour la plupart des gens, les possibilités pour que les aspirations énumérées dans la première question deviennent réalité sont un rêve vain. Mais aussi longtemps que la poursuite de ce rêve reste l’objectif n°1 des prévisionnistes en matière de transport ainsi que des hommes politiques, le scénario pessimiste présenté en question deux devient de plus en plus probable. Cependant, contrairement à ce qu’affirme le ministre des transports, l’accroissement exponentiel du trafic n’est pas une fatalité. Le déferlement du trafic n’est en rien une force naturelle irrésistible, comparable aux phénomènes de marées. C’est en fait la conséquence d’une myriade de décisions humaines petites ou grandes, de décisions politiques concernant les taxes et les subventions, l’occupation des sols, la construction des aéroports et des routes et des réponses individuelles à ces décisions. En arrière plan, il y a une vision du progrès uniforme, profondément ancrée dans les mentalités et qui nie la réalité.

Poser la première question revient à demander à un glouton s’il aimerait avoir à satiété ses nourritures et boissons préférées. La réponse est connue d’avance ! Par la deuxième question, le glouton est confronté aux conséquences de ses excès. Pour éliminer les effets négatifs, il peut utiliser des solutions faisant appel à des techniques pointues extrêmement coûteuses : liposuccion, “Olestra” (le gras non gras qui ne s’installe pas), ou la chirurgie esthétique. Pourtant manger moins, aller au travail à pied ou en vélo sont des méthodes plus sures qui permettent d’économiser de l’argent, produisent une agréable sensation de bien être et sont valorisantes.

Parvenir à atteindre la société décrite dans la question trois (qui semble hors d’atteinte pour la plupart des politiques) est en principe simple, cela implique pourtant de remettre de l’ordre dans nos priorités. Plutôt que de continuer à sacrifier l’environnement physique et social pour nous déplacer davantage, il convient de se contenter et de chérir les avantages déjà existants et à échelle locale de la mobilité, qui seuls permettent de garder intacts et même d’améliorer ce qui compte réellement pour nous dans la nature ainsi que dans nos relations amicales ou de voisinage. Remettre en question les avantages de l’hypermobilité, ce n’est pas renoncer à la liberté, ni au droit de choisir, c’est demander aux gens ce qu’ils veulent, ce qu’ils veulent vraiment, et leur faire prendre conscience que leurs choix ont des conséquences allant au delà de l’objectif premier de satisfaire leurs désirs.

John Adams est professeur de géographie à l’University College London.
http://www.john-adams.co.uk/

Source : http://www.worldcarfree.net/resources/free.php

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