Les Autophobes

Si l’espèce existe encore, elle se raréfie. Mais, bon Dieu! qu’elle fut désagréable… il y a une dizaine d’années! A cette époque, elle était fort commune et elle se composait d’un grand nombre d’individus qui, ayant une mauvaise carburation intellectuelle, ne pouvaient se faire à l’idée qu’une voiture pût marcher sans le secours d’un cheval ou d’un âne.

J’en ai connu de bien amusants. L’un d’eux, un jour, eut une inspiration qu’il n’hésitait pas dans l’intimité à qualifier de géniale. Il avait trouvé, pour mettre un frein aux exploits meurtriers de ces « millionnaires blasés, sans cesse à la recherche de nouvelles émotions pour leurs nerfs émoussés », un moyen qui consistait à interdire la fabrication d’automobiles pouvant dépasser trente kilomètres à l’heure. Vous voyez si c’était ingénieux. Dire qu’on n’avait pas encore songé à cela. Du coup, tous les records étaient unifiés. Le progrès stoppait à leur ordre; les automobiles auraient le droit de marcher aussi vite qu’un bon trotteur, mais pas plus.

Après tout, c’étaient de singulières prétentions de vouloir aller à pareille allure.

Est-ce qu’il allait si vite, lui, l’autophobe, pourquoi se permettait-on de le dépasser?

Un autre avait fait sa spécialité des invectives contre chauffeurs. Dès qu’il apprenait qu’une poule avait été écrasée sur une route, ou qu’un chien s’était fait frôler tout près d’un trottoir, il se mettait à fulminer dans une prose au picrate, capable de faire exploser les formes du journal qui l’insérait. L’imagination aidant, il découvrait que tel « snob affolé de vitesse » avait choisi pour piste un trottoir du boulevard des Capucines et qu’il s’y était livré à une furieuse hécatombe de ses contemporains.

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Que ces temps sont lointains! Les autophobes en question se sont bien assagis et je n’oserais même pas affirmer qu’à l’heure actuelle il ne rêvent pas, l’un et l’autre, du jour proche où il leur sera donné de piloter sur les routes une 24-H.P. en quatrième vitesse.

Car, il n’est pas besoin d’être un fameux psychologue, allez, pour découvrir le mobile d’un pareil déluge de déraison. Les autophobes souffraient cruellement de n’avoir point d’automobiles à eux. Les constructeurs d’autrefois, qui eurent à subir leurs aboiements et qui s’évertuaient à les réfuter, avaient un moyen bien simple de les faire taire, c’était de leur faire cadeau d’une bonne limousine.

Ils se sont tus d’eux-mêmes. Le progrès qu’ils voulaient enrayer leur a passé une muselière. Pour d’aucuns elle fut d’or massif, pour les autres en bon cuir solide, cela dépendit de leur habileté réciproque.

L’essentiel, dans tous les cas, était qu’ils nous laissent la paix. Ils sont devenus, au contraire, de fervents admirateurs. Nous ne leur en demandions pas tant. Tout est bien pourtant qui finit bien.

Albert SURIER.
Messidor, 13 avril 1907

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