En octobre 1997, environ 65 militants provenant de 21 pays différents se sont retrouvés durant une semaine à Lyon en France pour organiser les « Assises Vers des Villes sans Voitures. » Cette conférence a donné naissance, suite à la publication du rapport « Pour une ville sans voitures » commandé par la Commission européenne en 1991, au mouvement européen d’opposition à la voiture, avec en particulier la création du magazine Carbusters. Le compte-rendu détaillé de cette semaine de conférence sur les villes sans voitures, écrit par Randy Ghent, a d’ailleurs été publié dans le premier numéro de Carbusters et se trouve reproduit ci-dessous.
Avez-vous déjà dû esquiver les voitures en excès de vitesse en traversant des rues encombrées? Vous avez été irrité par l’espace urbain occupé par les voitures? Vous avez pleuré la perte d’un proche victime de l’automobile? Vous avez remarqué que la destruction de la nature et l’étalement urbain liés à l’automobile entraînaient une perte irrémédiable pour la communauté? Vous n’êtes pas seul.
Un mouvement d’activistes s’est formé pour libérer les villes d’Europe des voitures, un mouvement grandissant qui se fait entendre de plus en plus fort au-delà des frontières nationales et des barrières linguistiques.
Lors d’une conférence intitulée « Vers des villes sans voiture », ce mouvement international s’est réuni pour la première fois afin de fusionner les idées, les expériences et les cultures. Les résultats d’un tel événement ne peuvent bien sûr jamais être prédis.
Ils se sont rassemblés sur les rues pavées du vieux Lyon à la fin du mois d’octobre – 65 militants représentant 50 groupes de 21 pays. Ils ont secoué la deuxième ville de France avec trois actions de protestation qui ont permis à la conférence de faire la une des journaux télévisés tous les jours de la semaine.
Si vous pensiez que les conférences étaient l’occasion pour les experts et les universitaires de vous parler de manière monotone depuis un podium toute la journée, détrompez-vous. Le programme était fondé sur le consensus, bilingue et interactif, ce qui a permis à chacun de façonner le programme et ses résultats.
L’objectif : renforcer le mouvement international des villes sans voitures, permettre aux activistes qui le composent d’échanger des compétences et des informations, et lancer des projets internationaux en cours – entre autres, un centre de ressources et de facilitation des campagnes, un magazine trimestriel (Carbusters), un plan pragmatique pour un futur Lyon sans voitures, une nouvelle vidéo et une journée internationale d’action.
Les participants ont formé des groupes qui se sont réunis tout au long de la semaine pour formuler ces projets. Des groupes de discussion se sont réunis chaque matin, avec des titres tels que « Femmes et trafic, » « Actions contre la publicité automobile » et « Usages de l’espace public. » Puis, l’après-midi, des formations interactives ont permis d’apprendre à réparer des vélos, à collecter des fonds, à « marcher sur les voitures » et à construire des trépieds géants pour faire des barrages routiers.
Le mouvement a commencé par deux « conférences internationales sur les villes sans voitures, » à New York en 1991 et l’année suivante à Toronto. Puis, au milieu de nouvelles actions telles que les manifestations cyclistes « Critical Mass » et les fêtes « Reclaim the Streets, » le réseau des villes sans voitures de la Commission européenne a organisé des conférences pour les responsables municipaux en 1994 et 1996.
Mais aucun de ces rassemblements antérieurs ne s’était autant concentré sur l’activisme direct, et aucun n’avait autant attiré l’attention. L’initiative « Vers des villes sans voitures » a eu un grand retentissement, même en Norvège, en Hongrie et au Royaume-Uni. C’est à ce moment-là que le journal français Le Monde a fait sa première page avec le titre suivant: « Citadins de tous les pays, unissez-vous contre la dictature automobile! »
L’action menée en milieu de semaine s’est transformée en un véritable atelier expérimental: sous le soleil levant du mercredi matin, les participants se sont répartis en quatre groupes, chacun ayant un guide local et un rendez-vous avec la presse.
Un groupe a accroché une banderole « ASSEZ D’AUTOS » au-dessus d’une autoroute bondée du centre ville pendant les trajets du matin. Un deuxième groupe a défilé sur des voitures garées sur le trottoir, emmené par le tristement célèbre marcheur de Munich, Michael Hartmann. Après avoir marché sur chaque voiture, ils ont fixé un panneau sur le pare-brise: « J’ai marché sur votre voiture parce que je ne voulais pas glisser dessous! »
Le groupe a ensuite emballé des voitures avec du ruban de police rouge et blanc, laissant sur les pare-brise des lettres « officielles », semblant provenir de la ville, expliquant rationnellement pourquoi la société ne peut plus supporter les coûts de la possession d’une voiture privée. Les lettres concluaient en donnant le choix aux conducteurs: payer les coûts réels de leur voiture avec une lourde amende de 100 000 francs, ou voir leur voiture écrasée en échange d’un vélo gratuit.
Certaines voitures ont même été enlevées du trottoir par une douzaine de personnes et déposées dans la rue, rendue trop étroite pour permettre le passage des voitures. Les voitures délogées ont ensuite été verbalisées par la police, ce qui a renforcé le message de l’action.
Les deux autres groupes ont parcouru la ville en distribuant des tracts qui, à première vue, semblaient être des publicités, mais qui s’avéraient être des demandes aux conducteurs de se débarrasser de leurs voitures. On pouvait y lire: « Offre de saisie immédiate. »
« Il suffisait de renvoyer un coupon indiquant que l’on abandonnait sa voiture et que l’on déchirait son permis de conduire, » a raconté un participant. Les distributeurs de tracts qui ont eu le plus de succès portaient des tutus, se sont peint le visage et sont montés sur des échasses aux feux de signalisation. Les automobilistes souriaient et saluaient, impatients d’obtenir quelque chose gratuitement. Beaucoup s’arrêtent même au feu vert, les bras tendus, juste pour recevoir l' »offre à saisir immédiatement. »
Contrairement à l’esprit débridé du mercredi, la journée publique de la conférence – sous-titrée « Journée de réflexion sur les alternatives à la voiture en ville » – s’est déroulée le lendemain au siège du centre régional de Lyon, « la COURLY. »
Cet organisme officiel a d’ailleurs financé l’ensemble de l’événement, y compris le buffet et la réception. Plus curieux encore: une vitrine d’autoroutes en forme de labyrinthe trônait dans le hall d’entrée du symposium, vantant les mérites du « périphérique » nord de Lyon en cours de construction. C’est dans cet environnement que plus de 200 personnes ont assisté à la journée, sagement assises sur des rangées de chaises en plastique noir.
Après être arrivés dans une calme « masse critique » de cyclistes, les participants à la conférence ont occupé la matinée avec des présentations sur l’urbanisme vert, les perspectives de l’Europe de l’Est et un diaporama sur les transports alternatifs.
L’après-midi, deux tables rondes ont abordé les thèmes suivants: « Quand l’utilisation de la voiture diminuera-t-elle dans les zones urbaines? » et « Les raisons pour lesquelles le public résiste au changement dans les habitudes de transport. » Wolfgang Zuckermann, auteur du classique « End of the Road« , s’est exprimé parmi plusieurs experts, universitaires et le maire vert du premier arrondissement de Lyon.
Sans surprise, avec une telle diversité de panélistes, aucun consensus n’a pu être atteint et les questions ont été posées à plusieurs reprises. Mais les participants à la conférence ont été prompts à intervenir pendant les sessions de questions, souvent pour exprimer leur désaccord avec les intervenants plutôt que pour poser des questions. La journée publique a surtout montré qu’il est possible de promouvoir des idées radicales telles que les villes sans voiture et être respecté dans les cercles « officiels, » bien plus qu’il y a quelques années. Il en va de même pour la presse: le journal Libération de Lyon a qualifié les participants à la conférence d' »experts de l’écologie, méfiants à l’égard des approches radicales et désireux d’être constructifs, prêts à travailler avec des hommes politiques qui, semble-t-il, le sont aussi. » Ceci après que les participants aient marché sur des voitures pendant trois jours à la télévision du soir!
Mais pour la plupart des participants, il ne suffit pas d’être écouté et respecté si les politiques de statu quo restent inchangées. C’est là que les effets de la journée publique sont encore inconnus.
Le samedi 1er novembre, les participants devaient surpasser ce qu’ils avaient accompli lors des actions du mercredi. Mais le vendredi était aussi le « Jour des morts », qui marque le début du week-end le plus meurtrier de l’année pour les automobilistes.
La semaine précédente, les organisateurs avaient trouvé une petite voiture orange, surnommée « la Citrouille », et l’avaient voilée de noir pour l’occasion. Des centaines d’affiches avaient été placardées dans toute la ville, incitant les passants à se joindre à ce qui est devenu la première action « Reclaim the Streets » en France. Peu avant 14 heures, les participants à la conférence ont poussé la citrouille jusqu’à l’avant de l’opéra, où ils ont été rejoints par une foule de Lyonnais en deuil, de plus en plus nombreuse.
Le jour des morts est une affaire sérieuse dans les pays catholiques. Il faut la respecter et l’honorer.
C’est ainsi que quelques centaines de personnes ont revêtu des manteaux noirs et ont défilé dans les rues de Lyon, chantant des hymnes funèbres et traînant la vieille voiture dans le centre ville. « L’auto, ça pue, ça tue et ça pollue, » chantaient-ils solennellement.
Également vêtue de noir, une banderole longue de dix mètres disait simplement « L’AUTO, C’EST LA MORT ! » Un chant funèbre du même slogan, gémissant d’un haut-parleur, résonnait sur les murs des bâtiments de huit étages. La « mort » elle-même, avec sa cape noire et son sourire diabolique, avait grimpé sur la citrouille désormais enveloppée et dirigé le cortège fendant l’air avec sa faux.
Après une heure de marche, dans une rue passante, aux trottoirs étroits bondés de monde, le cortège s’est arrêté. Et la police était impuissante à empêcher que la pauvre citrouille morte soit traînée de l’autre côté de la rue.
Plusieurs personnes ont hissé du toit de la voiture trois poteaux métalliques de 8 mètres de long, qui n’étaient pas visibles sous le voile noir de la Citrouille, et les ont installés comme un trépied pour bloquer les voitures à l’autre bout de la rue. Un grimpeur dijonnais a ensuite occupé le perchoir du trépied de huit mètres de haut, empêchant ainsi la police ou les automobilistes de renverser le trépied sans blesser gravement le grimpeur.
Au-delà des personnes mortes sur la route, éclaboussées de ketchup rouge, une atmosphère de fête s’est installée: musique acoustique, banderoles, échasses, tracts, symboles peints au pochoir et fleurs, bien sûr. Des pistes cyclables flambant neuves sont même apparues instantanément dans la rue, juste avant que les battements de tambour et la lumière du soleil ne s’estompent.
Vers la fin de l’après-midi, tout le monde a nettoyé, déménagé et regagné le site de la conférence, les embouteillages s’estompant au fur et à mesure que l’on s’éloignait.
Par-dessus tout, « Vers des villes sans voitures » a permis de créer une unité et une compréhension entre les activistes européens des villes sans voitures, rassemblés au sein de groupes aussi divers que Le Monde à Bicyclette de Montréal et la Green Federation de Varsovie.
Les participants ont appris de leurs expériences respectives – comment utiliser une caméra vidéo, rédiger un communiqué de presse, s’exprimer devant une centaine d’hommes en cravate et comment s’attaquer à la domination de la voiture par le biais de la danse folklorique. Plus important encore, les participants ont pu mettre en pratique ces compétences dans des situations réelles.
Attestant du succès de la conférence, des discussions informelles sur une deuxième conférence « Vers des villes sans voitures » ont déjà commencé, qui pourrait se tenir à Talinn, en Estonie.
Les projets lancés lors de la conférence sont à différents stades de développement: le magazine est entre vos mains, les actes complets de la conférence et la vidéo sont terminés et disponibles, une journée internationale d’action aura lieu le 16 mai, et le centre de Lyon chargé de coordonner bon nombre de ces projets s’installe dans ses nouveaux locaux.
Quoi qu’il en soit, tout reste à faire.
Randy Ghent
Source: Carbusters n°1, printemps 1998.
Site du « carwalker » initial :
http://www.carwalker.de/index.htm