« Une civilisation durable ne peut pas être une civilisation de la voiture »

Philippe Bihouix, l’auteur de L’âge des low tech, a donné un entretien au journal L’Humanité le 12 octobre 2018. Pour lui, il est devenu vital de repenser, en les limitant drastiquement, les besoins de mobilité que génère notre société.

La voiture électrique est-elle vraiment moins polluante que la voiture thermique ?

Philippe Bihouix Tout dépend de ce dont on parle. Une voiture électrique puissante et qui pèse deux tonnes est moins écologique qu’une toute petite voiture thermique. Il faut aussi parler des infrastructures de recharge et de comment on produit l’électricité nécessaire. Mais on ne sort pas du paradigme de la giga-consommation. Au contraire, on ajoute à l’extractivisme pétrolier et gazier un extractivisme minier pour se procurer les métaux nécessaires à ces voitures. Une automobile, même électrique, ne peut pas être « propre », « zéro carbone ». Même avec le recyclage il se produit une déperdition importante. Il y aura toujours un impact. La voiture électrique peut avoir un intérêt de niche, d’ordre sanitaire, pour des zones urbaines polluées aux particules par exemple – sauf que ce sont des zones où on devrait pouvoir se passer de voiture !

Il faut faire quoi ? Mettre tout le monde à vélo ?

Philippe Bihouix Une civilisation durable ne peut pas être une civilisation de la voiture. Au niveau mondial, c’est insoutenable – mais il est difficile d’en sortir. Il faut utiliser la réglementation pour aller vers des objets de plus en plus légers, qui consomment de moins en moins : un « pot de yaourt », qui ne dépassera pas 70 km/h mais remplira la plupart des fonctions actuelles de la voiture. De toute façon la solution n’est pas technique. Connaissez-vous ce qu’on appelle « l’effet rebond » ? L’histoire montre que, à chaque progrès technique, son efficacité supérieure entraîne une hausse des besoins qui annule les gains attendus. Prenons l’exemple du covoiturage : dans une voiture avec trois personnes, il y a peut-être quelqu’un qui aurait pu prendre le train, quelqu’un qui ne se serait pas déplacé sans le faible coût du covoiturage, et le conducteur – peut-être un étudiant qui, du fait de la baisse du coût du voyage qu’il obtient en covoiturant, rentre plus souvent voir ses parents. Au final, le gain écologique est nul.

Lire aussi :  Réflexions sur l’Après Fukushima

Alors faut-il repenser complètement nos besoins de mobilité ?

Philippe Bihouix Il ne peut pas exister de civilisation durable si on a des dizaines de millions de personnes et de marchandises qui font des millions de kilomètres par an. L’enjeu porte bien au-delà de l’objet automobile individuel : on parle d’aménagement du territoire, de décentralisation, d’un changement culturel aussi… Il faut arrêter la course universelle à la productivité qui pousse à mettre tout au même endroit. Des exemples ? Le passage de 22 à 12 régions en France génère des déplacements ; la fermeture d’une maternité, d’un hôpital de proximité, également ; le Grand Paris et les métropoles, même chose. Il faut arrêter de pousser les gens à vivre de plus en plus loin de leur lieu de travail, redynamiser les villes moyennes, qui sont une échelle où les besoins de transports sont limités mais où une vie sociale reste possible. Au lieu de donner des milliards de subventions pour mettre sur la route des SUV électriques, il faudrait utiliser cet argent pour développer les recycleries, les politiques « zéro déchet », la durabilité et la réparabilité des objets.

Philippe Bihouix
Ingénieur

Philippe Bihouix est l’auteur de Quel futur pour les métaux ? (2010) et de l’Âge des low tech (2015)

Propos recueillis par Olivier Chartrain
Source: https://www.humanite.fr/

Image: publicité automobile

5 commentaires sur “« Une civilisation durable ne peut pas être une civilisation de la voiture »

  1. Prolo

    Je trouve intéressant qu’on présente le « pot de yaourt qui va à 70km/h » comme une porte de sortie. C’est à peu de choses près ce que décrivent les gens qui n’aiment pas plus que ça la voiture mais sont fortement incités à l’utiliser par l’organisation du travail, des transports et du logement.

    Quand la première Dacia Logan est sortie (une voiture moins chère et plus simple), elle s’est rapidement retrouvée en rupture de stock tant la demande était forte.

    Si les aficionados du moteur font parler d’eux, ont leurs revues et leurs voitures de prestige, il ne faut pas oublier l’immense foule silencieuse des gens qui s’en foutent un peu, qui prennent ce qu’on leur propose pourvu que ça roule, et qui n’ont pas besoin à tout prix d’une vitesse de pointe de 220km/h, ni d’une climatisation bi-zone, de 6 hauts-parleurs ou même de vitres électriques.

    J’en arrive à me poser de sérieuses questions concernant l’adaptation au marché, et les motivations, des constructeurs automobiles qui rivalisent de « toujours plus » et des « équipements de série » pour finalement avoir du mal à vendre des voitures qui sont (ramenées au contexte économique) toujours plus chère pour le prolétaire lambda.

     

  2. Anne-Lise

    S’ils avaient tant que ça du mal à les vendre, ça se verrait, on a posté ici il n’y a pas longtemps le boom des SUV en France, on est loin du goût pour le pot de yahourt, je crois au contraire que l’automobiliste moyen est de plus en plus feignant, craintif, et égoïste, surtout. L’automobile est devenu un moyen d’étaler son pouvoir financier, ça ce n’est pas très nouveau, mais aussi de se lover dans un confort de plus en plus grand, et de se protéger de plus en plus de l’extérieur, au point d’équiper son véhicule qui ne dépassera pas les frontières de l’Europe de pare-buffles… (ouais, c’est vrai qu’il y a des bufflonnes terribles en Italie, faudrait pas qu’elles égratignent le bébé.)

    Moi qui roule de temps en temps avec un pot de yahourt ancien très très sobre, et lent, (plus tellement depuis la limitation à 80 km/h) une  2cv6, je subis plus souvent des regards méprisants et des queues de poissons rageuses que la sympathie qu’elle est censée inspirer.

  3. Prolo

    @Ann-Lise :

    Évidemment, tu ne verras par grand chose de celui qui roule à la même allure que toi, et qui est 2 km devant ou derrière toi sur la même route, et à qui tu aurais plus de chances d’inspirer de la sympathie.

    Plus les gens sont rapides, plus ils doublent d’autres véhicules, et plus ils sont visibles et perçus par ces autres véhicules.

    Si tu veux te faire une idée des gens qui sont sur la route (quel pourcentage qui pense à mettre ses feux dans la pénombre, ou roule en SUV, ou va sensiblement très/trop vite, ou ne respecte pas les distances de sécurité….), ne prend en compte que ceux que tu croises.

    Le marché des véhicules neufs ne réflète qu’une partie de l’attente des consommateurs, et il s’agit des plus riches.

    Sur le marché de l’occasion, on voit les modèles simples et censés être bon marchés (le « bas de gamme » d’il y a 20 ans) être largement surcôtés car très demandés. Une 205 ou une 106 Diesel encore en bon état (avec le contrôle technique et un moteur sain) se vend plus cher qu’une 405 ou une XM similaire : l’entretien est simple, le modèle est fiable, les pièces d’occasion encore disponibles, le coût institutionnel (carte grise + assurance) est très bas, et la consommation très raisonnable. Si je voulais acheter la même voiture que toi, je n’aurais pas les moyens : En 2018, une 2CV d’occasion est soit hors de prix, soit plus proche du poulailler que du véhicule. Ce sont d’ailleurs des modèles très convoités par certains voleurs.

    Le gouvernement ne s’y trompe pas : il durcit régulièrement les règles du contrôle technique ET propose des primes (à la casse, à la conversion) pour « purger » le marché des voitures simples, économiques et sans électronique. C’est une façon indirecte de subventionner les voitures neuves donc l’industrie automobile. La vieille voiture qui ne passe plus le CT ou permet de bénéficier de la prime part à la casse au lieu d’être revendue. Mécaniquement, chaque fois qu’on enlève une voiture du marché de l’occasion, par un effet de chaises musicales, on va pousser à l’achat supplémentaire d’une voiture neuve à l’autre bout du marché.

  4. Anne-Lise

    Euh, j’ai acheté cette voiture en francs, et dans son prix, il n’y avait que 4 chiffres… Mon propos n’est pas ici (on est sur Carfree, la vie sans voiture !) de défendre un modèle plutôt qu’un autre, mais bien de pointer les comportements délétères des conducteurs, et des dommages au cerveau et au corps provoqués par la culture bagnolesque.

    Le fonds de ma pensée, c’est que le monde se portera beaucoup mieux si l’automobile individuelle redevient ce qu’elle n’aurait jamais du cesser d’être, un loisir de nantis, au lieu d’être le boulet inévitable, le coût incompressible de gens qui pensent avoir eu la liberté d’aller vivre très loin de leur travail.

     

Les commentaires sont clos.