La Revanche de l’Infâme

Léon Bloy, né le 11 juillet 1846 à Périgueux et mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine, est un romancier, essayiste et polémiste célèbre. Dans son journal compilé dans le livre Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne on trouve ce magnifique texte de juin 1903 intitulé La Revanche de l’Infâme. Il s’agit d’une critique au vitriol du sport automobile au travers de l’exemple de la célèbre et funeste course automobile Paris-Madrid, commencée le dimanche 24 mai 1903 et arrêtée par les autorités avant son terme, à Bordeaux, en raison du grand nombre de morts, dont celle du pilote Marcel Renault, frère de Louis Renault et co-fondateur du groupe industriel Renault.

La Revanche de l’Infâme

Il fallait une époque où personne n’a plus rien à faire et ne sait absolument plus où aller, pour que se déchaînât la folie furieuse de la vitesse. Expliquera qui pourra cette anomalie.

Mais voici un homme, dix mille hommes riches n’ayant aucun besoin de gagner leur vie, ni surtout aucun désir d’accomplir quelque chose de propre, vulnérables seulement à l’aiguillon de l’imbécile vanité des sports et qui risquent passionnément leurs carcasses pour arriver n’importe où, deux heures plus tôt que le rapide. A supposer que l’un d’eux eût un intérêt quelconque, un intérêt véritable à se trouver le plus promptement possible, en un lieu déterminé, assurément celui-là quitterait sur-le-champ son automobile, pour sauter dans le premier train. Et ce serait, au cours de sa vie, un trait de lumière – bien, inutile.

Ah ! les cochons ! les cochons ! les cochons ! Crevez-vous les uns les autres, dit l’évangile du vingtième siècle. Enfin plusieurs y ont laissé leurs peaux, ce qui est peu intéressant, mais tous ensemble ont écrasé six ou huit personnes. Assassinats collectifs, pour lesquels nul de ces riches ne sera poursuivi. En un pays de progrès industriel et soi-disant scientifique où il est entendu que chacun doit se résigner patriotiquement à être émietté sous le sabot des bisons migrateurs, il serait grotesque de vouloir que n’importe qui fût responsable de n’importe quoi.

« La vérité est en marche, » disait le Crétin des Pyrénées. C’est le même truc. Un enfant qui se tord dans l’agonie ou qui n’a même pas le temps de se tordre, des parents au désespoir, des familles en deuil, des orphelins, des veuves hurlant de douleur et les bras au ciel, qu’est-ce que cela, quand il s’agit de faire triompher le « pneu continental » ou la « voiture Mercédès » ? (L’écrasante voiture Mercédès !) Car nous sommes dans le commerce et les affaires sont les affaires.

Et puis, n’est-ce pas ? du moment que Mme du Gast n’y a été d’aucun morceau de sa viande à peinture, de cette carne si chère au prince de Sagan et que notre ami Rodolphe Darzens n’a pas écopé, il est bien sûr qu’on peut s’en battre la paupière. Le pilon est fait pour les pauvres, chacun sait ça.

J’ose dire même qu’il y a une évidente fermeté d’âme, un indiscutable estomac à rouler sur des tripes humaines, en traversant comme l’éclair les bois et les champs qui n’obtiennent jamais un regard. Songez qu’une petite canaille de rien du tout, un fils de paysan, un saute-ruisseau de rural notoire, tamponné pour la vie, aux environs de Versailles ou de Châteaudun, par la première voiture, a pu être trituré, malaxé successivement par les 254 autres voitures qui faisaient du cent ou du cent cinquante à l’heure, dans la direction de Madrid. Les fleurs de la belle propriétaire mangeuse de pauvres ont dû contracter un certain fumet qui n’a pas été, sans doute, pour très-peu dans les dilatations voluptueuses de sa personne. Car le riche ne s’amuse, ne jouit vraiment que lorsqu’il écrase. Cela, c’est d’expérience humaine et soixante fois séculaire. Il faut être bête comme un cycliste ou un automobiliste pour en douter.

L’avenir est, d’ailleurs, celui-ci : Tout individu pris en flagrant délit de lecture, de compréhension, d’imagination ou de pensée sera jugé dangereux et probablement grillagé comme un animal féroce. Quand le crétinisme arrive à ce point de parler, comme on fait au Journal, des « hardis pilotes qui ont consacré leur vie au triomphe de la locomotion mécanique » et « dont l’automobile est la vie », comment l’anthropophagie la plus déchaînée ne deviendrait-elle pas une loi ?

« Oh si tu avais vu le pauvre Marcel inanimé sur le bord de la route! » Combien en avait-il assassiné déjà le pauvre Marcel ? « L’épreuve à laquelle j’ai pris part a été une bataille où il y a des blessés et des morts », nous dit le même Rodolphe. Si on était plus jeune, ce léger fusain d’un Wagram d’idiots ou de meurtriers déments serait à bondir en gueulant jusqu’au fond du ciel. Au temps où le christianisme n’était pas défunt et où il y avait encore en France un quelconque sentiment d’honneur, les guerriers de cette sorte eussent été branchés avec promptitude et leurs entrailles jetées aux chiens. L’un de ces goitreux malfaisants a été carbonisé. C’est toujours ça. « On admirait les Mors« , dit encore Darzens foudroyé par une attaque d’inconscience. Les voitures dites « de course », hideuses dès leur création, ne sont-elles pas devenues funèbres et, si j’ose dire, de pompes funèbres, ayant pris, décidément, la forme des bières et des corbillards ?

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Il est évident que tout automobiliste ambitieux est un assassin avec préméditation, puisque un tel sport implique, à son escient et à peu près nécessairement, le massacre de toute créature animée qui pourra se rencontrer sur son chemin. Cela est formel, absolu, indiscutable et l’avachissement inouï des contemporains est seul capable d’expliquer l’ignoble patience qui encourage ce meurtrier.

Il y a deux ans, me trouvant dans un pays mortellement affligé d’automobilisme, je conseillai aux cultivateurs exaspérés de saluer au passage les automobiles avec des pompes à merde. J’allai même jusqu’à préconiser l’obstacle devant et l’obstacle derrière, dans les bouts de route isolés, puis la destruction des machines à coup de merlin, sans préjudice d’une capilotade consciencieuse pour les touristes exaltés, mâles ou femelles. Mais tout le monde gueule et personne ne marche. C’est la couardise, la pusillanimité universelles.

Jamais on ne s’est tant fichu des pauvres, c’est sûr, mais jamais les pauvres ne l’ont tant permis. Cela les flatte, semble-t-il, d’être écrasés par des machines qui ont coûté jusqu’à cent mille francs. Il se dit et il s’imprime que l’industrie des automobiles occupe un nombre incalculable d’ouvriers, qu’elle en occupera demain le double ou le triple, ce qui donne lieu d’espérer qu’à la fin elle occupera tous les ouvriers sans exception. Les deux tiers de la population de la France et des colonies fabriqueront exclusivement des automobiles innombrables au moyen desquelles ils seront écrasés quotidiennement et studieusement par le dernier tiers. Il est possible que tel soit le joli destin. Ce serait la levée en masse pour la bonne guerre du parfait abrutissement français. Il y a dix ans à peine, la bicyclette semblait avoir atteint d’un bond ce résultat. Personne déjà, ne lisait plus rien. Mais l’automobile est un instrument de progrès à tout casser, à tout enfoncer, à tout écraser.

Sans doute la culture des champs est abandonnée et il se pourrait assurément qu’on crevât de faim en allant plus vite. J’ignore s’il y a là une difficulté inextricable et ce n’est pas à moi qu’il appartient de la débrouiller. Toutefois cette circonstance ne change rien au fait indéniable de l’idiotification d’un peuple qui fut le premier de la terre. Ceci est autrement grave que l’écrasement éventuel des individus ou des multitudes.

Qu’un milliardaire infect enrichi par les plus criminelles spéculations et gavé de la substance des misérables, vienne à s’aplatir bêtement et ignoblement contre un arbre ou contre un mur, désormais impurifiable, en accomplissant, au mépris de la vie des autres, un balourd exploit de vitesse, deux cent journaux, le lendemain, lui décerneront le martyre et glorifieront en cette charogne une victime du devoir et de la PENSÉE !!! Ne dirait-on pas un faire part du décès de la Raison humaine.

Il y eut, autrefois, la sélection merveilleuse du Sang et de l’Ame qui s’est nommée l’aristocratie des vertus. Il y a, aujourd’hui, la sélection de l’argent qui produit naturellement l’aristocratie des imbéciles et des assassins, représentée par les 255 automobiles de Paris-Madrid.

― Léon Bloy
Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne : (pour faire suite au Mendiant ingrat et à Mon journal). II : 1902-1904 / Léon Bloy, éd. Mercure de France, 1935.

Photo: Voiture de Marcel Renault lors de la course Paris-Madrid de 1903

2 commentaires sur “La Revanche de l’Infâme

  1. Alexandre Oberlin

    Hilarant ! C’est étonnant que l’auteur s’en prenne aussi au vélo, car il me semble que les chevaux et les attelages de l’époque étaient beaucoup plus dangereux  que les vélos – sauf pour les cyclistes eux-mêmes.

  2. jol25

    Je pense qu’en 1903, on était dans une période transitoire: fin XIXe la bicyclette était un luxe réservé aux classes aisées, et début XXe, la démocratisation commençait juste.

    On est surtout ici dans une vision de classes.

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