Esclave de l’automobile

En 2005, Jaime Semprun publiait un livre intitulé Défense et illustration de la novlangue française aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, dont voici un extrait.

Notre prétendu libre arbitre est un leurre, puisque nous ne saurions survivre plus de six semaines si nous étions brutalement privés des machines dont nous sommes devenus dépendants, tant moralement que matériellement. Ensuite, alors même qu’elles semblent être exclusivement à notre service, ce sont elles qui nous dictent leurs conditions et nous imposent un mode de vie conforme à l’optimisation de leur fonctionnement. Ce qui revient à dire qu’elles nous ont domestiqués, que nous les servons bien plus qu’elles ne nous servent. J’ajouterai que cette dernière affirmation n’est pas du tout infirmée par le fait que de nos jours les machines aient de moins en moins besoin de serviteurs humains, comme c’est le cas avec l’automation. En effet, cela prouve seulement qu’elles sont devenues plus indépendantes encore, qu’elles ont moins besoin de notre aide, bref qu’elles sont bel et bien sorties de l’enfance, comme l’avait annoncé Samuel Butler en 1872.

Tout cela parut assez osé, et aujourd’hui encore on se récriera en donnant tel ou tel exemple des services que nous rendent les machines, sans aucune contrepartie; et de citer, qui le lave-vaisselle, qui le téléphone mobile, etc. Mais c’est chaque fois en répétant l’erreur de jugement réfutée par Butler: en ne voyant qu’un objet isolé, tel que son utilité ponctuelle le fait passer pour bénin et de peu de conséquences. En revanche, dès qu’on le considère comme partie intégrante d’un ensemble, tout change. Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-service et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de « recherche et développement »; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de « lutte contre la pollution », de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines.

Source: https://www.partage-le.com/2017/10/12/7952/

Un commentaire sur “Esclave de l’automobile

  1. mat b

    Comme quoi l’inconscient en est conscient, on ne peut faire une imagerie de fin du monde sans des cadavres de voitures

Les commentaires sont clos.