Une question de choix

Le texte ci-après est un extrait du livre Endgame Vol. 1 de Derrick Jensen paru en 2006.

Nous faisons tous face à des choix. Nous pouvons avoir des calottes glaciaires et des ours polaires, ou nous pouvons avoir des automobiles. Nous pouvons avoir des barrages ou nous pouvons avoir des saumons. Nous pouvons avoir des vignes irriguées dans les comtés de Mendocino et Sonoma, ou nous pouvons avoir les fleuves Eel et Russian. Nous pouvons avoir le pétrole du fond des océans, ou nous pouvons avoir des baleines. Nous pouvons avoir des boîtes en carton ou nous pouvons avoir des forêts vivantes. Nous pouvons avoir des ordinateurs et la myriade de cancers qui accompagne leur fabrication, ou nous pouvons n’avoir aucun des deux. Nous pouvons avoir l’électricité et un monde dévasté par l’exploitation minière, ou nous pouvons n’avoir aucun des deux (et ne venez pas me raconter de sottises à propos du solaire : vous aurez besoin de cuivre pour le câblage, de silicone pour le photovoltaïque, de métaux et de plastiques pour les dispositifs, qui ont besoin d’être fabriqués puis transportés chez vous, et ainsi de suite. Même l’énergie électrique solaire n’est pas soutenable parce que l’électricité et tous ses attributs requièrent une infrastructure industrielle). Nous pouvons avoir des fruits, des légumes et du café importés aux États-Unis depuis l’Amérique latine, ou nous pouvons avoir au moins quelques communautés humaines et non-humaines à peu près intactes à travers la région. (Je pense que ce n’est pas la peine que je rappelle à la lectrice ou au lecteur que, pour prendre un exemple — parmi bien trop — qui ne soit pas atypique, le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Arbenz, au Guatemala, fut renversé par celui des États-Unis afin de rendre service à la United fruit Company, aujourd’hui appelée Chiquita. S’ensuivirent 30 années de dictatures soutenues par les États-Unis et d’escadrons de la mort. Aussi, il y a quelques années, j’ai demandé à un membre du mouvement révolutionnaire tupacamarista ce qu’il voulait pour le peuple du Pérou. Il m’a répondu quelque chose qui va droit au cœur de la présente discussion [et au cœur de toute lutte qui ait jamais pris place contre la civilisation] : « Nous devons produire et distribuer notre propre nourriture. Nous savons déjà comment le faire. Il faut simplement que l’on soit autorisé à le faire. »). Nous pouvons avoir du commerce international, inévitablement et par définition ainsi que par fonction dominé par d’immenses et distantes entités économiques/gouvernementales qui n’agissent pas (et ne peuvent pas agir) dans l’intérêt des communautés, ou nous pouvons avoir des économies locales gouvernées localement, ce qui ne peut advenir tant que des villes requièrent l’importation (lire : le vol) de ressources toujours plus lointaines. Nous pouvons avoir la civilisation — trop souvent considérée comme la plus haute forme d’organisation sociale — qui se propage (qui métastase, dirais-je) sur toute la planète, ou nous pouvons avoir une multiplicité de cultures autonomes et uniques, parce que spécifiquement adaptées au territoire dont elles émergent. Nous pouvons avoir des villes et tout ce qu’elles impliquent, ou nous pouvons avoir une planète habitable. Nous pouvons avoir le « progrès » et l’histoire, ou nous pouvons avoir la soutenabilité. Nous pouvons avoir la civilisation, ou nous pouvons avoir la possibilité de constituer des modes de vie qui ne soient pas basés sur le pillage violent des ressources planétaires.

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Tout cela n’est absolument pas abstrait. C’est physique. Dans un monde fini, l’importation forcée et quotidienne de ressources est insoutenable. Hum.

Montrez-moi comment la culture de la voiture peut coexister avec la nature sauvage, et plus particulièrement, comment le réchauffement planétaire d’origine techno-industrielle peut coexister avec les calottes glaciaires et les ours polaires. Toutes les prétendues solutions du genre des voitures électriques solaires pose des problèmes au moins aussi sévères. L’électricité, par exemple, a toujours besoin d’être générée, les batteries sont extraordinairement toxiques et, quoi qu’il en soit, la conduite n’est pas le principal facteur de pollution de la voiture : bien plus de pollution est émise au cours de sa fabrication qu’à travers son pot d’échappement. La même chose est vraie de tous les produits de la civilisation industrielle.

Nous ne pouvons pas tout avoir. Cette croyance selon laquelle nous le pouvons est une des choses qui nous ont précipités dans l’enfer actuel. Si la folie pouvait être définie comme la perte de connexion fonctionnelle avec la réalité physique, croire que nous pouvons tout avoir — croire que nous pouvons simultanément démanteler une planète et y vivre ; croire que nous pouvons perpétuellement utiliser plus d’énergie que ce que nous fournit le soleil ; croire que nous pouvons piller du monde plus que ce qu’il ne donne volontairement ; croire qu’un monde fini peut soutenir une croissance infinie, qui plus est une croissance économique infinie, qui consiste à convertir toujours plus d’êtres vivants en objets inertes (la production industrielle constitue fondamentalement la conversion du vivant — des arbres ou des montagnes — en inerte — planches de bois et canettes de bière) — est incroyablement cinglé. Cette folie se manifeste en partie par un puissant irrespect pour les limites et la justice. Elle se manifeste au travers de la prétention selon laquelle il n’existe ni limites, ni justice. Prétendre que la civilisation peut exister sans détruire son propre territoire, ainsi que celui des autres et leurs cultures, c’est être complètement ignorant de l’histoire, de la biologie, de la thermodynamique, de la morale et de l’instinct de conservation. & c’est n’avoir prêté absolument aucune attention aux six derniers millénaires.

Derrick Jensen
Traduction : Nicolas Casaux
Source: https://www.partage-le.com/2015/04/26/une-question-de-choix-derrick-jensen/

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