Il était une fois une piétonne

« Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût su voir; sa Mère en était folle, et sa Mère-grand plus folle encore. »
Charles Perrault

(Comme j’ai toujours réservé ce texte à un autre public avant et que l’on a parlé du pastiche récemment, voici un texte que j’ai écrit à l’hiver 2008-2009; il date, mais mon engagement Carfree, qui a débuté depuis lors, ne fait que renforcer la métaphore filée que je pourrais entretenir encore plus longtemps si je réécrivais le texte. Je préfère le laisser tel quel, avec la candeur qui me caractérisait alors.)

Il était une fois une petite fille, dans la jungle citadine, qui aimait aller à l’inconnu, repousser les limites et arpenter les lieux interdits. On lui avait pourtant raconté nombre d’histoires sur le noir et sur les loups, de sorte qu’elle eût peur de rencontrer les seconds dans le premier. Cette fille portait donc des habits passe-partout, sur ordre de ses parents: des habits pour se faire toute petite, pour ne pas se faire remarquer. À chaque fois qu’elle demandait si elle pouvait sortir, ses parents vérifiaient sa tenue.

***

Mais un beau jour, elle sortit de chez elle, avec la permission de ses parents, mais avec la ferme intention de leur désobéir, le plus qu’elle pourrait, une fois dehors: pour elle, s’émanciper était seulement de courir où bon lui semblait, dans le vent, et sentir ce dernier désordonner ses cheveux. Elle détacha sa coiffe grise dès qu’elle dépassa l’angle de rue. Elle enleva même ses souliers gris, liberté qu’elle ne s’était jamais permise jusqu’alors. Elle sentit immédiatement la chaleur du soleil sur son visage et ses pieds. Le monde était en train de changer, il tournait autour d’elle, le soleil avec. À chaque fois qu’elle ôtait sa coiffe, la jeune fille s’ouvrait au monde et avait l’impression que celui-ci lui rendait la pareille, elle se prenait à rêver: quand serait-elle assez grande pour quitter définitivement le nid parental? Comment percevrait-elle la vie si elle était émancipée dans l’heure? Des questions qui lui donnaient matière à réflexion intime pendant des heures de loisir.

Ce jour-ci, elle entra dans le commerce du coin, celui où travaillait le petit jeunot qui ne devait pas avoir dix-sept ans: en lui souriant, elle balança sa chevelure si peu souvent exposée. Elle acheta un chocolat, ce petit pêché que l’on se permet lorsque l’on veut oublier l’autorité de ses parents. L’achat effectué, il ne restait plus qu’à déguster en cachette la récompense de la sortie de fin d’après-midi. Le soleil se couchait, il n’était donc pas difficile de se sentir abritée des regards. Le sucre de la gourmandise dans la gorge de la fille redonnait un peu de soleil à la fin de journée.

Après ce délice exceptionnel, elle voulut faire ce qu’elle faisait chaque jour de beau temps: courir à perdre haleine. Mais il lui vint à l’esprit qu’elle réalisait toujours cette pulsion dans un cadre, celui du parc, comme si le loisir était guidé, contraint, spatialement restreint. Elle voulut donc se passer de la protection d’un enclos, et même vérifier si les sensations seraient les mêmes si elle courait dans la rue d’à côté, sur le pavé, où tout luit quand le soleil brille.

***
Elle s’élança sur le pavé, mais elle s’aperçut très vite que rien ne luisait ou presque, puisque le soleil avait décliné jusqu’à ne fournir qu’un timide rose à l’atmosphère de la voûte céleste. Le pavé était froid: elle avait mal aux pieds, alors qu’elle se souvenait de fois où elle avait marché avec bonheur pieds nus dans l’herbe. Les seuls moments où il y avait de la lumière, celle-ci semblait fausse, artificielle. Non, ce n’était pas celle du soleil qui réchauffe les coeurs. C’était celle des bolides et de leurs phares, ceux qui passent beaucoup trop vite et qui se sentent maîtres en leur domaine, celui de la route. Elle n’avait pas sa place et c’est ce dont elle s’aperçut, mais trop tard: elle était au milieu de la rue, esseulée au centre de cette mer de pavés où ne passaient que des gens pressés. Ceux qui la regardaient parfois s’arrêtaient, toujours la méprisaient du regard, parfois même la blessaient.

Lire aussi :  La marche et l'espace public

La nuit était tombée à une vitesse impressionnante. Elle suait de peur, elle qui n’avait pas imaginé une liberté aussi effrayante. À chaque fois qu’un engin la frôlait, ses vêtements se déchiraient un peu plus. Elle voulut crier au secours à tout passant innocent, mais les bolides l’intimidaient tellement qu’elle n’arriva pas à émettre un seul son quand elle ouvrit la bouche. Après plusieurs minutes d’angoisse due à la solitude au milieu des bruits et des lumières, elle entendit un vrombissement effrayant dans son dos. Elle se retourna et se trouva comme paralysée à la vue de cet énième bolide qui fonçait dans sa direction. Elle sentait l’agressivité toute particulière de celui-ci. Ceux de son espèce l’avaient, en l’espace de quelques instants, déjà tout abîmée, elle qui riait habituellement tout en se roulant dans l’herbe verte. Le bolide diabolique était bien conduit par un homme, et non pas par le diable: pendant qu’il fondait sur la pauvre fille impuissante, celle-ci avait peu à peu réussi à distinguer le visage de l’homme en furie qui tenait le volant de l’engin bruyant. Il avait des lunettes teintées et un sourire inexplicable, c’est ce qu’eut le temps de remarquer la fillette.

Le bruit du moteur assourdissait cette dernière, la lumière des phares l’aveuglait, le sourire du conducteur lui restait incompréhensible: dans une violence qu’elle n’avait jamais connue, la fille fut percutée par la machine lancée à une vitesse déraisonnable. Tout fut brisé en un instant. On ne compte pas les multiples fractures en ces moments-là: on considère d’abord si la victime est encore vivante ou non, bien avant de se poser la question de savoir si elle a mal. Dans la situation présente, la jeune femme n’avait plus rien de reconnaissable: il n’y avait plus de visage, il avait éclaté. Les premiers passants à remarquer le drame firent ce triste constat: on ne pouvait plus rien faire, ne restait plus qu’à résister devant cette horreur afin de ne pas rendre tripes et boyaux. Le bolide n’était plus là, n’avait même pas pris la peine de s’arrêter. En passant, il avait brisé une vie; en passant, il ne lui était pas venu à l’esprit de ralentir. Il lui était passé dessus, comme si c’était tout à fait naturel.

***
Le sang maculait le pavé. Le sang représente aussi bien la vie que la mort. Celui qui s’écoulait aurait pu représenter la vie; malheureusement, c’en était un de mort. Et les passants repartirent, tristes de n’avoir rien pu faire. Les parents de la malheureuse fille arrivèrent en courant, attirés par le ballet des sirènes orchestré par les secours – ballet inutile de toute évidence mais qui servait de cette façon à sonner les cloches de la détresse à l’adresse de toute la ville.

Il était une fois une petite piétonne rouge.

6 commentaires sur “Il était une fois une piétonne

  1. Legeographe Auteur

    Merci. La rédaction date, mais la publication tombe d’ailleurs – coïncidence malheureuse – le lendemain d’un grave accident impliquant une voiture de la fonction publique, tuant des enfants d’une école primaire (Indre-et-Loire)…
    http://www.lepost.fr/article/2011/05/31/2510720_drame-de-joue-les-tours-claude-gueant-presente-les-excuses-de-la-gendarmerie.html

    Je ne jette pas l’opprobre sur le gendarme en question (qui va, à mon avis, avoir des soucis avec la justice vu la médiatisation de l’affaire), mais bien sur cette société qui n’a rien compris et ne comprendra peut-être rien.

  2. Tommili

    Legeographe le bonjour,
    Ton texte fait froid dans le dos, mais faut pas généraliser, la pulsion de mort n’est pas présente chez tous les automobilistes en circulation ,sinon imagine un peu le massacre…
    Un chef d’oeuvre du cinéma : que la bête meure, de Chabrol, démontre bien l’assassin en puissance qui sommeille chez certains bagnolards.
    Quand on conduit, on devrait faire comme si on avait un chargement de nitroglycérine sur la banquette arrière (en tout cas c’est ce que je fais), çà peut calmer.
    En tout cas, compliments, tu te révoltes, tu t’impliques, tu agis…
    On doit tout réinventer.

  3. Legeographe Auteur

    Merci.

    En tout cas, faute d’orthographe impardonnable, le « pêché » s’écrit « péché ». Je ne sais pas comment modifier mon texte, car cette faute fait *tache*. Si vous pouvez m’expliquer (Carfree ou quelqu’un d’autre) comment éditer le texte quand on en est l’auteur, merci !

  4. Legeographe Auteur

    Sinon, en effet, tout le monde n’a pas le même comportement au volant. Il y a des gens qui gardent leur zen. Mais tout le monde participe plus ou moins au ballet accidentogène, à ce ballet oppressant.

Les commentaires sont clos.