Bruno Le Maire, le lobby automobile et la guerre du Viêt Nam

C’est un article inhabituellement long que je vous propose ici, mais je pense que cela en vaut la peine. Il s’agit de montrer en quelque sorte un « cas d’école », où l’on voit comment la propagande du lobby automobile se construit et percole ensuite dans le monde politique sous la forme d’un programme de gouvernement.

Nous allons prendre pour exemple les propositions du candidat à la primaire de la droite Bruno Le Maire (BLM) en matière de transports et voir comment ces propositions très datées constituent en fait une « vision archaïque des transports. » Il semble en effet intéressant d’étudier d’un peu plus près leur contenu, non pas sur le fond qui n’apporte rien de bien nouveau, mais sur la forme qui en dit long sur les liens entre lobby automobile et monde politique.

Le fond de son programme n’apporte en effet pas grand chose de nouveau. Au sein d’un programme de plus de 1000 pages, les transports occupent quelques pages seulement et il s’agit d’une vision particulièrement passéiste que l’on pourrait résumer comme suit: « l’avenir, c’est la route et la voiture, tout le reste n’est qu’idéologie écologique. » Les transports publics sont donc dans cette optique une coûteuse idéologie grassement subventionnée. Le vélo ou la marche ne sont même pas des sujets. Bref, du grand classique.

Plus surprenant, on découvre dans le programme de Bruno Le Maire une sorte de leitmotiv qui revient plusieurs fois et qu’on pourrait résumer comme suit: il faut « réhabiliter la route »… C’est surprenant, car en la matière, les politiques parlent en général plus « usagers » (en l’occurrence les automobilistes) qu’infrastructures. Dit autrement, les routes ne votent pas, les automobilistes, si. C’est aussi surprenant, car cette notion de « réhabilitation de la route » ne sort pas de nulle part.

En effet, si on s’intéresse à la forme de son programme en matière de transport, on trouve de nombreuses similitudes avec un document qui constitue une des bibles récentes du lobby de l’automobile, intitulée sobrement « Vive l’automobilisme ! » (en deux tomes publiés en septembre 2015). Ce document est particulièrement intéressant, et à plus d’un titre.

Afin de comparer tous les documents dont il est question dans cet article, voici les adresses:
– Programme transports de Bruno Le Maire
– Vive l’automobilisme ! (1) Les conditions d’une mobilité conviviale et (2) Pourquoi il faut défendre la route
Vive la route ! Vive la République ! Essai impertinent, Jean-Pierre Orfeuil et Mathieu Flonneau, éditions de l’aube, mars 2016.

Écrit par Jean-Pierre Orfeuil et Mathieu Flonneau, deux « penseurs » de l’automobilisme, « Vive l’automobilisme ! » est édité par Fondapol, la « Fondation pour l’innovation politique », qui se présente comme un « think tank libéral, progressiste et européen ». Et il s’agit moins d’un ouvrage que d’une brochure de propagande: d’ailleurs, l’ouvrage n’est même pas en vente dans les librairies, on peut le télécharger gratuitement sur le site de Fondapol.

On parlera plus loin plus en détail de Fondapol et des deux auteurs de cette brochure de propagande, mais intéressons nous pour l’instant au contenu des deux documents.

Étrangement, les deux documents utilisent en exergue la même citation d’Antoine de Saint-Exupéry: « Et les routes vont toutes chez les hommes. » (page 561 du programme de BLM et page 28 du tome 2 de Fondapol). Sans doute une coïncidence…

On trouve ensuite dans le programme de BLM la phrase suivante: « Réhabiliter et reconnaître le rôle essentiel de la route constituent donc un pas nécessaire tant pour améliorer la mobilité des Français que pour enrayer le sentiment d’abandon perçu par nombre de nos concitoyens. » (page 561)

Surprise, dans le tome 1 de « Vive l’automobilisme », on trouve la phrase suivante: « Repenser et réhabiliter la route, reconnaître son rôle essentiel aujourd’hui et demain, accompagner sa montée en qualité, mettre fin à un tabou routier d’autant plus absurde qu’on demande toujours plus de mobilité aux gens constituent des pas nécessaires si l’on veut contribuer à enrayer les dérives populistes. » (page 8)

Si on ne peut pas parler réellement de plagiat, on s’en approche malgré tout. La phrase n’est pas exactement la même, mais sa structure grammaticale semble très proche: « réhabiliter la route (…) constitue un pas nécessaire. » Là encore, est-ce une coïncidence?

Autre exemple tiré du programme de BLM: « Hors Ile-de-France et grandes agglomérations, la route et la voiture apparaissent ainsi comme très majoritaires dans la mobilité. » (page 561) Et son pendant dans « Vive l’automobilisme »: « La route, comme infrastructure, et l’automobile, comme moyen de déplacement, sont très majoritaires, et depuis longtemps, dans la mobilité des Français comme des Européens. » (tome 1, page 25) On le voit, c’est subtil, la phrase n’est pas exactement la même, mais l’idée et la structure de la phrase sont plus que semblables.

Au-delà, il faut s’intéresser aussi à un autre ouvrage de Mathieu Flonneau et Jean-Pierre Orfeuil (les deux mêmes compères), apparemment largement recyclé à partir du précédent et qui s’intitule « Vive la route ! Vive la République !: Essai impertinent ». Une simple recherche sur google books montre que les mêmes morceaux de phrases se retrouvent indifféremment dans le programme de BLM et dans cet autre ouvrage de nos deux lobbyistes. Exemple dans le programme de BLM: « une forte décroissance des parts modales de l’automobile personnelle et du train serait à attendre dans les prochaines années, avec une part modale du transport partagé routier (autocar et covoiturage) qui s’établirait entre 25 et 35 %« . (page 562) Et maintenant dans l’ouvrage de Flonneau et Orfeuil: « une forte décroissance des parts modales de l’automobile personnelle et du train serait à attendre dans les prochaines années, avec une part modale du transport partagé routier (autocar et covoiturage) qui s’établirait entre 25 et 35 % » Magique, c’est carrément la même phrase, pour le coup on est là dans le plagiat total, à moins que les auteurs soient les mêmes?

Autre exemple, la phrase suivante se retrouve de manière identique dans les deux documents: « La route deviendrait alors le réseau support majoritaire du transport collectif et partagé. »

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Je m’arrête là, car faire ce type d’analyse comparative demande malgré tout un certain temps, mais il est tout à fait possible de trouver probablement d’autres analogies de ce type en cherchant bien.

A partir de ces quelques exemples, on voit qu’on se situe au-delà de la coïncidence. La partie « transport » du programme de Bruno Le Maire est tirée directement de la production, pour ne pas dire de la propagande des deux thuriféraires de l’automobile que sont Mathieu Flonneau et Jean-Pierre Orfeuil, dont nous allons bientôt parler.

Si on s’intéresse maintenant d’un peu plus près à Fondapol, on découvre que son président est Nicolas Bazire, un balladurien, et qu’elle a été créée en 2004 avec le soutien de l’UMP. Selon le Sénat, la fondation demeure l’un des organismes les plus richement subventionnés par l’État.

Au sein de la fondation, on trouve des « gens de qualité », telle Laurence Parisot, Présidente du Conseil scientifique et d’évaluation, accessoirement ex-présidente du MEDEF.

Jusqu’ici, tout semble donc à peu près normal: le programme de Bruno Le Maire s’inspire directement à la source, à savoir un bon vieux « think tank libéral », qui plus est apparenté à l’UMP (ex-LR) « canal balladurien » et avec une ancienne présidente du MEDEF dans le rôle de la pantoufleuse… Le tout grassement financé par de l’argent public.

Maintenant, intéressons-nous aux deux lobbyistes qui nous expliquent, comme Bruno Le Maire, « pourquoi il faut défendre la route ». En particulier, Mathieu Flonneau que nous connaissons bien sur Carfree France. Universitaire, historien « spécialisé dans l’automobile », il est l’auteur d’une palanquée de livres qui, au choix, expliquent qu’il n’y a rien de mieux que l’automobile ou que tous ceux qui critiquent l’automobile sont des refoulés, des idéologues ou des ayatollahs de la pensée unique écolo-gisante. Nous avions publié à titre d’exemple deux critiques de ses livres: L’autorefoulement et ses limites, ou la dénégation sans limite et Automobile, les cartes du désamour.

Dans ce petit monde-là, les universitaires fricotent avec les industriels et les constructeurs de voitures qui financent les colloques ou autres séminaires de ces mêmes universitaires qui disent le plus grand bien, « en toute objectivité », des industriels et des constructeurs de voitures… La boucle est bouclée et tous ceux qui ne sont pas d’accord sont des « idéologues. »

Mathieu Flonneau, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, défendait ainsi par exemple en 2009 l’idéologie et l’industrie automobile lors d’un colloque financé par celle-ci. Ce « Colloque international » de 2009 avait lieu au siège même du Comité des Constructeurs français d’Automobiles sur le thème « Généalogies de l’anti-automobilisme ». C’est l’exemple même d’un colloque « universitaire » dont les partenaires étaient l’Automobile Club de France, l’Association Internationale Permanente pour les Congrès de la Route, le Comité des Constructeurs Français d’Automobiles, le Comité d’Histoire du Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement Durable et de l’Aménagement du Territoire et l’Union Routière de France… Bref, que du beau monde intéressé par la recherche fondamentale à titre tout à fait désintéressé…

Au passage, c’est quand même assez incroyable de savoir que nous, sous-entendu « les méchants opposants à la voiture », faisons l’objet de colloques universitaires financés par le lobby automobile. A vrai dire, nous leur faisons peur à ce point-là?

De manière générale, on peut dire assez objectivement que ces gens ont quasiment toutes les manettes à leur disposition (argent, médias, publicité, politiques, etc.). Et pourtant, quand on lit la prose des deux lobbyistes, on a l’impression que nous sommes une force gigantesque d’opposition et qu’ils sont eux, les défenseurs de la route et de l’automobile, largement minoritaires, « mal aimés » et incompris.

Tout ceci fait penser, toutes choses égales par ailleurs, à la manière dont était gérée la guerre du Viêt Nam sur le front intérieur américain à la fin des années 1960. Cela a été très bien décrit par John Prados en 2011 dans la somme qu’il a consacré à ce sujet, intitulée « La guerre du Viêt Nam 1945-1975 » (Editions Perrin).

Pendant que la guerre virait à la catastrophe générale et que l’opposition à la guerre aux États-Unis grandissait de jour en jour, la présidence américaine développait la stratégie de l’escalade militaire tout en multipliant la surveillance, le contrôle et la manipulation des citoyens américains. Cela allait jusqu’à la création de comités fictifs pro-guerre ou le financement de programmes de recherche justifiant la nécessité de l’escalade militaire.

De la même manière que pour le lobby automobile, la présidence américaine contrôlait quasiment tous les leviers du pouvoir, y compris les moins avouables (FBI, CIA, etc.) et en usait pour faire avancer « sa » cause, face à un mouvement anti-guerre au début minoritaire, mais fantasmé comme surpuissant.

Le lobby automobile est désormais dans la position de l’ancien président américain Lyndon B. Johnson gérant une catastrophe inévitable en tapant sur ceux qui prédisent la catastrophe.

La comparaison peut paraître surprenante, mais en y réfléchissant bien, on est face à un lobby automobile qui sent qu’il se dirige vers la catastrophe et qui tente par tous les moyens de manipuler l’opinion pour persuader les gens que l’automobile doit durer 1000 ans…

Et quand Johnson mettait en avant l’escalade militaire « pour gagner la guerre », le lobby automobile défend désormais l’escalade technologique (voiture électrique, voiture autonome, etc.) pour gagner « sa » guerre.

Au travers de ces quelques exemples, sans doute de peu d’importance car Bruno Le Maire est sans doute destiné à terminer sur une voie de garage, du moins on le souhaite, il est possible de lever ainsi un coin de voile sur la manière dont le lobby automobile procède pour faire avancer ses idées.

Mais ces gens-là, y compris les « historiens » qui les défendent, ont oublié les leçons de l’Histoire. Quand la guerre est perdue, continuer le combat ne fait qu’accroitre le désastre qui s’annonce.

7 commentaires sur “Bruno Le Maire, le lobby automobile et la guerre du Viêt Nam

  1. hdkw

    un « think tank libéral, progressiste et européen ». C’est marrant a chaque fois que j’entends ce genre de description j’ai des visions du moyen-age.. 🙂

  2. Vincent

    MR > qui plus est apparenté à l’UMP (ex-LR)

    L’inverse, plutôt.

    > La comparaison peut paraître surprenante, mais en y réfléchissant bien, on est face à un lobby automobile qui sent qu’il se dirige vers la catastrophe et qui tente par tous les moyens de manipuler l’opinion pour persuader les gens que l’automobile doit durer 1000 ans…

    De toute façon, la physique se charge déjà de calmer ces ardeurs : fin de la croissance, donc réduction de la voiture, augmentation de l’usage des transports en commun, retour du vélo.

    Mais évidemment, BLM et cie n’ont jamais entendu parler du Rapport au Club de Rome et de Dennis Meadows, de Nicholas Georgescu-Roegen, d’Ivan Illich et Jean-Pierre Dupuy, de Jean-Marc Jancovici, de Philippe Bihouix, etc.

  3. Boris D

    Donald Trump, grand amateur de voitures bling-bling, vient d’être élu à la tête d’un pays produisant 12 millions de voitures par an (plus que jamais !). Il a bénéficié pour cela du vote silencieux des anciens ouvriers de l’automobile de la fameuse « Rust belt » sensibles aux discours de patriotisme industriel et énergétique (pétrole, charbon et gaz de schiste), de protectionnisme commercial, de relance de l’économie par des grands travaux routiers et aéroportuaires.
    Première réaction : Burk ! Burk ! et re-Burk !
    Cependant, agissons avec tact, ne passons pas pour des « idéologues ou des ayatollahs de la pensée unique écologisante », méprisant du haut de nos selles de vélo les nostalgiques et les déçus du rêve américain.
    Est-ce que le Brexit et l’élection de Donald ne sont pas de sérieux tirs de sommation pour qu’on s’occupe sérieusement d' »enrayer le sentiment d’abandon perçu par nombre de nos concitoyens. » ?

  4. pedibus

    oui Boris, du haut de mes chaussures sans semelles compensées… je prétends que v’la un sérieux coup de semonce populiste, tiré en direction en direction des QG de campagne de l’ensemble du monde démocratique, sous-partie encore minoritaire du monde entier, pour rappeler qu’il ne faut pas sortir du basique du basique, en oubliant trop vite ce qui turlupine le plus le peuple :

    pouvoir bosser, se loger, s’éduquer, se soigner et de distraire pas trop loin de là où peut encore exister un semblant d’urbanité – les villes -…

    et pour ça il faut mettre le paquet – ce qui ne manquerait pas de créer des emploie pérennes non délocalisables facilement… -, en commençant dès maintenant à requalifier ces régions urbaines destructurées, défigurées, vidées de leur sens par le système automobile, durant tant de décennies, jusqu’à près d’un siècle pour les Etats-Unis…

  5. marmotte27

    sans doute de peu d’importance car Bruno Le Maire est sans doute destiné à terminer sur une voie de garage, du moins on le souhaite

    Pa si sûr, même s’il est sans doute écarté de la primaire de droite, il pourra très bien ressusciter comme ministre des transports ou similaire dans une gouvernement Juppé ou Sarkozy.

  6. Marie LABAT

    Pour donner une chance au vélo et plus largement à la transition écologique qui vient de perdre dix ans (minimum), je ne vois qu’une solution : le vote Mélenchon, ce qui se rapproche le plus d’une candidature écolo mais … pouvant gagner.

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