Carmageddon

Il existe un blog américain qui sort tout particulièrement du lot et qui constitue une de nos sources habituelles. Il s’agit de deathbycar.info, que l’on pourrait traduire par mortenvoiture.info.

Ce blog a ceci d’intéressant qu’il connecte directement l’automobile et le capitalisme, ce qui n’est pas rien aux Etats-Unis. Son sous-titre est « Le capitalisme conduit à Carmaggedon ». Carmageddon, c’est l’acronyme de « car » (voiture) et « armageddon » (lieu symbolique du combat final entre le Bien et le Mal dans le sens biblique).

Selon ce blog, le problème est moins l’addiction ou la dépendance supposée ou réelle des gens à la voiture, mais l’addiction des capitalistes et du « big business » à la voiture.

C’est cette addiction du capitalisme à la voiture qui serait au cœur du problème. Une phrase du blog résume la question:

« Notre classe supérieure de vieux héritiers et investisseurs est inextricablement accro à nous vendre des voitures en nombre toujours plus grand, pour toujours, et peu importent les conséquences écologiques et sociales. Par conséquent, notre problème est d’ordre sociologique et politique, et non technique. ».

En fait, d’un point de vue capitaliste, la voiture représente sans doute le produit parfait. Ce n’est pas comme un simple iphone ou un vulgaire grille-pain, car pour produire une voiture de plus d’une tonne, il faut environ 30 tonnes de matières premières, qu’il faudra extraire, transporter, transformer, etc. Tout ceci fait tourner une multitude de multinationales générant de profitables profits.

Ensuite, avec la voiture, la cible commerciale est à la fois universelle et mondiale. A terme, l’industrie vise à vendre une voiture à chaque terrien de plus de 18 ans. Comme le disait Walter Chrysler, le fondateur du constructeur automobile Chrysler, « Nous fabriquons la première grosse machine de l’histoire mondiale, dont chaque être humain représente un client potentiel« .

Également, la voiture a ceci de remarquable qu’elle nécessite pour fonctionner une infrastructure (routes, autoroutes) le plus souvent payée par le contribuable qui rend l’usage de la voiture de plus en plus indispensable. C’est le « monopole radical » expliqué par Ivan Illich. L’usage de l’automobile transforme tellement les infrastructures et les territoires qu’elle devient indispensable pour répondre aux besoins qu’elle a créés.

Enfin, cerise sur le gâteau, en achetant (très cher) une voiture, l’automobiliste ira nulle part tant qu’il n’aura pas mis de l’essence dans son réservoir. En devenant automobiliste, il accepte de devenir dépendant d’une ressource rare et polluante qu’il devra acheter régulièrement, le pétrole, qu’il faudra lui aussi extraire, transporter, transformer, etc. générant là aussi d’immenses profits.

La voiture constitue donc bien un rêve de capitaliste. Sauf que la Terre a des limites, les ressources ne sont pas infinies, la pollution généralisée au-delà d’un certain seuil génère des conséquences négatives (pour les profits), et le nombre croissant de voitures risque bien de provoquer une paralysie complète du système.

Il est assez piquant d’entendre le plus pur héritier capitaliste qui soit, à savoir Bill Ford, Président de Ford et arrière petit-fils d’Henry Ford, déclarer au Wall Street Journal en mars 2011:

«Le nombre de véhicules dans le monde, aujourd’hui de 800 millions, pourrait croître pour représenter entre deux et quatre milliards de voitures et camions en circulation d’ici le milieu de ce siècle. Où iront tous ces gens ? Où est-ce que toutes ces voitures vont aller ? (…) La réponse ne consistera pas à bâtir des routes, parce qu’il n’y aura pas assez de place. Comment va-t-on pouvoir permettre à la nourriture de circuler lorsque tout le trafic sera bloqué en permanence ? Comment les ambulances pourront-elles remplir leur mission?»

En fait, il semblerait que Bill Ford découvre que « le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villa sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. » (André Gorz, L’idéologie sociale de la bagnole)

Lire aussi :  La ville-monstre

Car tout va bien si seulement quelques centaines de voitures de riches sont en circulation. Mais à partir du moment où chaque terrien a sa voiture, la voiture apparaît pour ce qu’elle est vraiment, un objet inutile. Quand toutes les routes sont saturées de voitures et qu’il faut une heure pour parcourir 5 km, le bon sens nous dit qu’il vaut mieux utiliser ses pieds.

Sauf qu’entre-temps, le système automobile a complétement transformé les infrastructures et les territoires. Quand les gens habitaient autrefois à moins d’une heure à pied de tout ce dont ils avaient besoin, ils habitent aujourd’hui à 50 km de leur travail ou des aménités de la ville.

La voiture ne fonctionne plus, mais ils ne peuvent plus rien faire sans voiture. L’étalement urbain, les lotissements, la grande distribution sont passés par là.

Autrement dit, la voiture ne s’est pas développée pour rendre service aux gens, ce sont les gens qui ont rendu service à l’industrie en achetant des voitures, au prix de leur liberté.

C’était un piège, nous sommes tombés dedans pour le plus grand profit de l’industrie capitaliste. Comment en sortir?

En fait, il n’y a pas des milliers de solutions. Et ce n’est pas le développement des transports en commun, du covoiturage ou de l’autopartage qui résoudra le problème.

Écoutons plutôt Ivan Illich, dans Énergie et équité:

« Les usagers briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. »

Et André Gorz, dans l’Idéologie sociale de la bagnole:

« Pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir des moyens de transports collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile — à pied ou, à la rigueur, à bicyclette ».

C’est donc par un changement radical de la société que nous pourrons sortir par le haut de l’échec fondamental du système automobile. La voiture a transformé les territoires pour se rendre indispensable. Transformons notre territoire pour nous passer de la voiture.

Là est notre « carmageddon ».

Pour finir, revenons au blog deathbycar.info qui nous donne les dernières statistiques sur la mortalité routière aux USA. De 2002 à 2011, soit sur une période de 10 ans, les chiffres de la National Highway Traffic Safety Administration indiquent que 392.621 personnes ont été tuées par des collisions de véhicules automobiles aux États-Unis.

Donc, c’est environ 100 fois le 11 septembre 2001. (Et cela ne tient pas compte de ceux qui sont morts de la pollution atmosphérique automobile et du fait de la sédentarité automobile).

Le bilan des morts aux USA dans les accidents de voiture depuis 1899  se monte à 3.581.003 victimes. La guerre est loin d’être finie…

Source: http://www.deathbycar.info/