Une catastrophe parmi tant d’autres catastrophes

Deuxième partie. La glorieuse histoire des États-Unis, vue sous l’angle de l’écologie avec pour fil conducteur l’énergie.

La première partie du texte a suscité de nombreux commentaires parfois très virulents. De nombreuses haches de guerre ont été déterrées et brandies de façon menaçante. La question de l’Homme et de la Nature a été posée et énergiquement discutée. Il sera difficile de répondre de manière spécifique à toutes les questions philosophiques soulevées…

La notion d’énergie reste cependant essentielle et centrale. Elle doit servir de fil conducteur pour comprendre l’histoire occidentale et son triomphe en apothéose et bientôt en apocalypse. En définitive, d’étape en étape, de progrès en innovation, de recherche en développement, il ne s’agit que de victoires exclusivement militaires, à la fois sur les hommes de toutes cultures et civilisations préindustrielles qui disparaissent dans les batailles. Et de victoire en victoire, la guerre devient totale en se généralisant à l’ensemble des écosystèmes…

L’irruption de la Machine à Vapeur dans l’arsenal technique de l’Occident peut être considérée comme un événement apocalyptique. Avec ses conséquences dévastatrices, la Machine à Vapeur modifie de manière radicalement nouvelle à la fois l’Histoire des peuples, cultures et civilisations et agit aussi sur l’Histoire naturelle du monde vivant. Elle les unifie en une seule histoire : la production d’énergie. Ivan Illich a décrit le mouvement d’ensemble de domestication et de militarisation des populations humaines par l’obsession énergétique.

Pour la première fois dans l’histoire, avec le charbon et la machine à vapeur, la classe dominante se retrouve en possession d’une « puissance de feu » colossale, parfaitement maitrisable et  facilement monopolisée. La « Vapeur » émancipe définitivement la bourgeoisie de l’écosystème et lui permet de faire avancer, d’un pas cadencé, l’humanité « libérée » de la glèbe.

Puis « unifiée » par la puissance dominatrice des machines elle les entraine dans une marche forcée vers la Démesure. Dans « La Convivialité » Ivan Illich anticipe dès les années 1970 le désastre écologique total : « la course à l’énergie mène à l’holocauste… »

Durant les 18e et 19e siècles, les deux conséquences économiques immédiatement identifiables ont été la nécessité urgente de créer des « débouchés » pour les marchandises produites en quantité illimitée et, la plus grave, la transformation absolument nécessaire de la Terre en ressource de « matières premières ».

L’embrigadement universel de l’humanité dans l’entreprise industrielle illimitée a eu pour conséquences politiques et historiques majeures l’abolition de la « lutte des classes » comme moteur de l’histoire. La « machine à vapeur » devient la véritable locomotive de l’histoire en tractant et mobilisant les bataillons de la grande armée prolétarienne puis celle de toute la hiérarchie des travailleurs du manœuvre à l’ingénieur.

La Machine à Vapeur a discipliné le prolétariat occidental, pris la direction politique des « masses laborieuses » et les entraine dans une guerre totale, permanente et rationalisée par le développement de la technique, contre tous les peuples indigènes et les écosystèmes de la Terre…

L’histoire unifiée de l’humanité et de l’écosystème, initiée par La Machine à Vapeur, devient une course effrénée à l’énergie. Et aujourd’hui les machines multipliées à l’infini se sont mises à crier famine ! Elles exigent de plus en plus de travailleurs disciplinés, de plus en plus d’énergie, de plus en plus de « matières premières ».

Revenons à nos moutons : la glorieuse histoire des États-Unis, vue sous l’angle de l’écologie avec pour fil conducteur l’énergie …

Une « énergie renouvelable » venue d’Afrique

Avant que le pétrole ne devienne l’essence même d’un « mode de vie non négociable », l’histoire du développement économique fulgurant des États-Unis a débuté d’emblée avec une consommation massive d’énergie : l’Or Noir renouvelable de la « Traite des Esclaves ».

« De 1517 à 1860, 30 millions de Noirs ont été emmenés en esclavage en Amérique (1)… »

Une aventure en tous points « exemplaire » dans le monde des affaires, l’entreprise originelle du « mode de vie non négociable » s’est faite avec une énergie à haut rendement et véritablement renouvelable. Le gisement énergétique en Terre d’Afrique était en effet inépuisable et sa valorisation, comme toute « Ruée vers l’Or », a immédiatement mobilisé tous les « hommes de bonne volonté » des « Grandes Nations » du « Monde Civilisé ».

Pendant les phases préliminaires du capitalisme industriel, les siècles des « Temps Modernes », l’Afrique est restée pour l’Europe comme une « boite noire » impénétrable. La puissance de feu de l’Europe « civilisée » de cette époque n’était pas encore suffisamment « développée » pour investir cet immense continent. En ces terres inhospitalières « les arabes » étaient redoutables (2)…

Par contre, en mer l’Europe est autonome, depuis longtemps elle maîtrise parfaitement une autre « énergie renouvelable ». Les bons vents dominants traçaient pour le commerce les bonnes trajectoires des bateaux et ont présidé sur l’Atlantique au développement du célèbre « marché triangulaire ».

Comble de chance pour la « Richesse des Nations », les esclaves à transporter étaient en masse livrés tout près du comptoir. Pour le capitalisme, cette conjoncture providentielle a été un moment déterminant de son développement.

En plus de la création d’un grand commerce mondialisé, elle s’est avérée immédiatement une grande aventure scientifique et technique totalement nouvelle ; puisque dès cette époque l’innovation s’exprime à plein régime pour optimiser l’efficacité de l’entreprise.

De la même façon qu’aujourd’hui pour le méthane et le pétrole, le transport de cette « énergie renouvelable » a nécessité la conception de navires spécifiques avec sa hiérarchie des compétences techniques spécifiques aussi.

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On étudie, on rationalise, on optimise, des médecins chirurgiens sont mobilisés et se penchent sur la question, il s’agit de soigner et de mener à bon port une précieuse cargaison en grande quantité. On peut sans difficulté y voir ici les prémices de l’organisation scientifique du travail, le navire de la « traite des nègres » est un « bateau usine »…

La particularité historique de cette exploitation massive d’énergie métabolique (humaine) est qu’elle n’a nécessité pour ses bénéficiaires aucun effort militaire. Contrairement aux hauts faits de guerre des Légions Romaines dans l’Antiquité, ici les esclaves arrivent comme par miracle, en grande quantité servis aux comptoirs tout près à être embarqués… Pour l’Europe, cet « Or Noir » renouvelable a été presque aussi gratuit que le Vent, l’énergie éolienne du commerce maritime et de « La Richesse des Nation »…

On peut considérer cet épisode de l’histoire des États-Unis comme fondamental et fondateur d’un « mode de vie ». D’emblée ce pays s’est construit avec un mépris débridé de la vie et avec une logique technique permettant une utilisation facile, massive et quasiment gratuite de quantités colossales d’énergie…

En ces temps glorieux, les deux énergies fondatrices des États-Unis d’Amérique, esclaves et éolien, sont renouvelables, gratuites et directement accessibles à la surface de la Terre, pas besoin de travail, de descendre à la mine ou de faire des forages.

A cette époque, le gisement Africain est tellement prolifique que le « turn-over » de cette énergie métabolique est extrêmement rapide, c’est-à-dire qu’il s’opère sans état d’âme, avec une consommation terminale des esclaves dans les plantations des oncles Ben et oncles Sam ; avec cette expérience primordiale et fondatrice, il est facile de comprendre que les « économies d’énergie » n’ont jamais été une caractéristique des États-Unis d’Amérique.

Une maxime est restée longtemps célèbre dans ce grand pays esclavagiste: « l’économie optimale consiste à pressurer le bétail humain (human cattle) de telle sorte qu’il fournisse le plus grand rendement possible dans le temps le plus court (3) »

C’est toute la rationalité technique exemplaire de ce pays phare mondial de la « démocratie ». En science physique cette maxime est la définition d’une puissance. Aujourd’hui cette rationalité est mondialisée, et ce grand pays reste toujours à l’avant-garde même si la Chine lui dispute la méthode.

Une victoire des « énergies fossiles » sur « l’esclavage »

La guerre de sécession (1861-1865) a fait beaucoup de morts et beaucoup de bruit. En langage technique elle a consommé beaucoup d’énergie sous toutes ses formes ; puissance de feu technique et énergie métabolique…

Dans l’histoire officielle on a parlé d’une guerre pour l’abolition de l’esclavage. Dan l’histoire réelle du capitalisme c’est l’avènement d’un nouveau Maitre : le machinisme industriel…

L’Amérique s’est libérée des résidus de son passé d’ex-colonie britannique. Le Nord industriel a triomphé du Sud esclavagiste, mais ce fut une victoire à la Pyrrhus, une consommation massive de chair humaine sous l’autorité suprême des machines.

Avec l’homme à la fois serviteur des machines et « chair à canon », cette guerre de sécession devient le modèle pour les nouvelles guerres du 20e siècle. Fort de cette découverte fortuite, les États-Unis, lancés sur un train d’enfer vont inventer l’organisation scientifique du travail pour pérenniser dans la paix les ingrédients techniques de la victoire.

Le chronomètre relègue le fouet au musée de l’histoire. Le discret et régulier tic tac de ce nouvel instrument de précision par la simple mesure obsessionnelle du temps qu’il permet va organiser plus efficacement le travail des travailleurs et remplacer définitivement dans le « monde civilisé » les menaçants claquements du fouet… Comme le dit l’histoire officielle, c’est un Grand Progrès pour l’Humanité…

En définitive, la fin de l’esclavage aux États-Unis correspond à l’avènement d’une nouvelle source et génération d’énergie. « La Vapeur » vient de supplanter l’énergie métabolique du cheval et à la même époque le pétrole commence tout juste sa « prometteuse » exploitation industrielle…

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(1) Michel Ragon « Le Tiers Monde »
(2) Le partage de l’Afrique et sa « valorisation  économique » sera décidé « démocratiquement » seulement à la fin du 19e siècle, à la conférence de Berlin le 15 novembre 1884. Toutes les « nations civilisées » étaient présentes : les « grands pays influents » d’Europe, la Russie et les États-Unis, la Turquie représentait le « monde Arabe »…
(3) Cité par Karl Marx, Le Capital livre premier, chapitre 10 « La journée de travail ». Pendant tout le 18e et 19e siècle, dans les différents genres littéraires, on assistait à un affrontement sur les degrés de cruauté dans l’exploitation de l’homme par l’homme. Les esclavagistes dénonçaient la cruauté de l’exploitation du prolétariat dans les mines et les usines, et les représentants littéraires du capitalisme industriel faisaient de même par rapport aux esclaves noirs dans les plantations… Ainsi tous les « hommes de bonne volonté » avaient « bonne conscience », c’était toujours pire ailleurs…

4 commentaires sur “Une catastrophe parmi tant d’autres catastrophes

  1. joshuadu34

    excellente série, Jean-Marc ! Les épisodes que tu nous sert sont finement ciselés et passionants ! Au passage, j’espère que notre prolixité sur ton précédent sujet n’aura pas été trop génante… le but n’étant, bien entendu, pas de troller tes sujets (enfin, je parle pour moi) que j’apprécie mais qui me donnent des suées en ces jours ensoleillés, tellement ils font marcher les neurones…

    Pour en revenir au présent sujet, quelques réflexions (bah oui, désolé, je peux pas m’en empêcher)…

    Tu cite l’apocalypse, je ne peux donc m’empêcher de faire le lien avec un sujet vu sur Arte, la semaine dernière (où celle d’avant ?), qui reprennait ce thème expliquant que la soudaineté de cette apocalypse n’était pas humaine, mais à l’échelle de la terre, et que, nous plaçant d’un point de vue moins nombriliste que le point de vue des septiques, un siècle, ça ne représente rien ! A compter de quoi, et englobant l’ensemble de l’histoire de notre terre, on pourrait dire que non seulement l’apocalypse a débutée, mais qu’elle est TRES soudaine, et que ses débuts coincident avec l’avènement du machinisme (ce que tu repprends parfaitement)… Juste, je rajouterai, même si ce sera évident pour la plupart d’entre nous ici, que ce machinisme n’est pas issu d’une intervention divine, que ses conséquences ne sont pas non plus une vengeance de la nature… Trop dédouannant, ça ! Nous, l’humanité dans son ensemble, sommes les seuls responsables de ce fait ! Et quand je dis nous, j’inclue tout le monde, toi, moi, et tous, à divers niveaux de responsabilité, par une acceptation, par un « petit compromis », par intérêt direct où indirrect…

    Autre point à creuser (et pas pour découvrir du pétrole, quoi que…), c’est aussi l’histoire exclusivement guerrière des états-unis. Elle est souvent gommée afin de faire coller le système à ce qu’on voudrait qu’il soit, mais la responsabilité de cette nation dans les conflits actuels est immense ! Tu parle de l’expansionnisme commercial, on pourra donc le rapprocher des guerres lancées, à la fin du 19ième siècle, par les états unis (Chine, Cuba avec l’imposition d’un système de contrôle US sur les opinions et le commerce qui conduisent directement à Castro et à la situation actuelle, Indonésie, Amérique du Sud, etc…) et ainsi obtenir des informations importantes concernant la responsabilité des conflits actuels…

    Enfin, sur l’esclavage, je remarque avec plaisir que, pour une fois, la guerre de secession n’est pas présentée, comme c’est le cas dans les manuels (de déformation) historiques, comme étant une libération du peuple noir, peuple qui a dû subir encore plus d’un siècle les affres d’une ségrégation raciale hallucinante de violence (lynchages, enfermements arbitraires, discriminations diverses, ghettoïsation…) et qu’il faudra attendre de TRES nombreuses luttes qui tuerent des centaines (des milliers) de noirs afin d’obtenir non pas une libération (peut-on être libre quand on est au chômage dans le Bronx ?), mais au moins un état presque équivalent à celui des blancs (presque, parce qu’il existe encore une part importante de racisme aux USA). On relira, pour ça, Malcom X (bien plus interessant que MLKing, parce que moins « corrompu » que lui, même si ce dernier à, sur la fin de sa vie, su ouvrir les yeux… Il serait quand même temps de replacer le « i have a dream » de la marche sur Washington dans son réel contexte, et d’en rappeler la réalité : celle d’une entente entre le gouvernement US -JFK, au passage- et les leaders désignés par ce même gouvernement afin d’éviter que cette marche ne se transforme en ce qu’elle devait être, c’est à dire un mouvement créé afin d’imposer l’égalité)

    Bon, j’ai encore fait long… suis désolé… (clin d’oeil fortement appuyé)

  2. jms

    J’avais déjà formulé et illustré deux idée dans l’article « La mondialisation du STO par l’auto » mis en ligne sur carfree :
    – « Comme Hiroshima le Goulag et partout »
    – « Le capitalisme, stade suprême du militarisme »
    La troisième idée généralisme les deux première elle s’énonce ainsi : la politique énergétique est la sublimation civile du militarisme.

  3. Minou

    « Comme le dit l’histoire officielle, c’est un Grand Progrès pour l’Humanité… »

    À ce propos, il y a heureusement quelques historiens américains comme Howard Zinn, mort le 27 janvier de cette année, qui sont vraiment engagés et qui font tout le contraire de nos stars françaises (Braudel, Le Goff, Duby & co) adulées par les universitaires.

    Je voulais citer quelques extraits du premier chapitre d’Une histoire populaire des États-Unis — De 1492 à nos jours (publié vers 1980) mais le mieux est de le lire, c’est trop clair, trop sérieux pour être résumé ou décortiqué (du moins pas par moi). Après ça, lire un historien français donne envie de vomir. Qui fait encore de l’histoire comme ça en France ? Je suis allé l’acheter avec quelques préjugés, sachant que H. Zinn est très populaire aux États-Unis, mais je les ai ravalés très vite. C’est un livre essentiel pour ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet.
    Merci Jean-Marc pour cet excellent article.

  4. CarFree

    Très bon article qui pose de manière nouvelle une très vieille question, à savoir la limite de consommation énergétique au-delà duquel une société court à sa destruction. Pour les USA, il est en effet remarquable que l’ensemble de leur développement s’est opéré sur la base d’énergies gratuites (esclaves noirs) ou très peu chères (pétrole). Pétrole, dont même le prix actuel est dérisoire…
    Cela m’a toujours étonné de voir la consommation énergétique américaine, chez eux, tout est « plus grand » et consomme plus d’énergie: les maisons, les voitures, les frigos, etc.Tout le modèle américain capitaliste, l’american way of life, repose sur le principe d’une énergie bon marché et facilement accessible. C’est pourquoi, la grande crise à venir du capitalisme sera d’abord une crise énergétique…

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