États-Unis : vers la fin d’un modèle basé sur l’étalement urbain ?

« Nous sommes littéralement coincés dans un cul-de-sac à bord d’un 4×4 figé en panne d’essence. » C’est ainsi que James Howard Kunstler, l’auteur de “The Geography of Nowhere: the rise and decline of America’s man-made landscape”, présente la situation actuelle des États-Unis.

La fin de Suburbia et l’effondrement du rêve américain

Depuis la seconde guerre mondiale, en effet, les États-Unis ont investi une grande part de leur richesse dans le mode de vie péri-urbain. Les « suburbs » américains ont consacré l’idéal de l’ « american way of life » : une voiture synonyme de liberté et une « maison au milieu de la nature ». Ce mythe a donné naissance à un empire intérieur : Suburbia [1] et ses banlieues pavillonnaires, qui s’étendent sur des milliers de kilomètres.

Cet empire repose sur l’accès facile à l’automobile et, surtout, sur le faible coût de l’énergie utilisée pour se déplacer, deux critères qui conditionnent le développement et la pérennité d’un mode de vie centré sur la voiture : lotissements pavillonnaires, rocades et autoroutes, centres commerciaux et hypermarchés. Ce mode de vie, d’ailleurs, ne s’est pas greffé sur un tissu existant, comme une évolution naturelle, mais a bouleversé les habitudes, l’organisation sociale et les agglomérations, exposant les États-Unis à un violent retour de balancier.

Avec l’augmentation du prix du baril [2], en effet, Suburbia s’effondre lentement, et le « rêve américain » se transforme en cauchemar pour des millions d’américains : l’automobile est désormais synonyme de dépendance et la « maison au milieu de la nature » n’est plus qu’un banal pavillon dans un lotissement situé loin de tout (emploi, commerce, loisirs, etc.). Sous l’effet conjugué de la hausse du prix de l’essence et des conséquences en cascade de la crise des subprimes [3], les classes moyennes qui vivent dans ces banlieues sont aujourd’hui au bord de l’implosion. De nombreux ménages, multimotorisés et équipés de véhicules énergivores comme les 4×4 ou autres pick-up, souvent lourdement endettés, frappés de plein fouet par la crise immobilière, financière et économique, sont pris au piège et voient leurs existences basculer.

L’actualité récente a livré des images impressionnantes de ces banqueroutes individuelles et de cette faillite collective, avec ces campements regroupant des centaines de familles issues des classes moyennes et vivant dans des tentes à la lisière des principales agglomérations américaines. Nul raz-de-marée, tremblement de terre ou famine africaine, juste la fin d’un système économique et urbain au cœur même de la première puissance mondiale. De fait, ces victimes de la crise des subprimes et du prix élevé du pétrole apparaissent comme les premiers réfugiés d’un modèle péri-urbain en décomposition. Déjà, des milliers de pavillons, saisis par les banques, se retrouvent abandonnés, quand ils ne sont pas tout simplement détruits par leurs anciens propriétaires, de rage et de désespoir. Les banlieues américaines autrefois si propres et sécurisées par rapport aux centres urbains sales et criminalisés sont en passe de devenir des ghettos [4]. Les propos de James Howard Kunstler, qui estimait en 2004 que « les lotissements pavillonnaires n’auront bientôt plus d’autre avenir que de devenir les bidonvilles du futur » [5], ou du géographe Mike Davis, qui évoquait en 2005 l’avènement d’une « planète bidonvilles », prennent face à cette actualité une incontestable force prédictive.

L’avenir du mode de vie péri-urbain à l’américaine apparaît dans ce contexte extrêmement sombre, et les conséquences de son lent effondrement seront multiples. Ainsi, avec la crise aux dimensions multiples que vivent les États-Unis, ces derniers font actuellement face à ce que l’on pourrait appeler un « Peak Car » par analogie avec le « Peak Oil [6]» : jamais dans l’histoire du pays de l’automobile-reine il ne s’y était vendu aussi peu de voitures. En effet, la crise des subprimes s’est transformée en crise du crédit, alors que 90% des voitures sont aux États-Unis vendues à crédit : les « Big Three » (General Motors, Chrysler et Ford) sont au plus mal, General Motors étant même au bord de la faillite, ce qui entraînerait une myriade de sous-traitants, puis, par effet de contagion, l’ensemble du secteur automobile dans un désastre industriel de première ampleur.

Au-delà de la problématique transports-énergie et de ses dimensions urbanistiques et industrielles, l’avenir de Suburbia pourrait ainsi ressembler à ce que Richard Heinberg, chercheur au Post Carbon Institute et auteur de The Party’s Over : Oil, War and the Fate of Industrial Societies [7], appelle une économie de récession permanente [8]. En effet, et quand bien même la crise actuelle pourrait passer pour une crise économique comme une autre, un simple trou d’air avant le retour de la croissance, ses dimensions énergétiques et écologiques la situent bien au-delà d’une classique question de cycle économique.

Sortir de l’impasse : d’un modèle à l’autre

Si l’avenir est tout aussi sombre sur le plan économique que du point de vue de l’urbanisme et de la mobilité, la solution à la crise profonde dans laquelle sont plongés les États-Unis est sans doute à trouver dans de nouvelles formes d’habitat et de mobilité, moins dépendantes du pétrole et de l’automobile, plus respectueuses de l’environnement et du climat.

Tirant les leçons de l’impasse actuelle, conscientes des multiples conséquences négatives d’un mode de vie basé sur l’ultra-mobilité individuelle motorisée (dépendance à la voiture, obésité et isolement social, banlieues à perte de vue et « highways » tentaculaires, destruction des espaces naturels, pollution des villes, changements climatiques…), des voix de plus en plus nombreuses appellent ainsi aux États-Unis à « la fin de l’étalement urbain » [9]. De fait, les américains sont capables de tout, du pire comme du meilleur. Et si les États-Unis, en matière d’urbanisme et de mobilité, sont le symbole de la ville-automobile et de l’expansion sans fin, plusieurs courants de pensée y tentent depuis plusieurs années de promouvoir de nouvelles approches, fondées sur un urbanisme de proximité moins générateur de déplacements et redonnant leur place entière aux modes doux, et en particulier à une pratique aussi vieille que l’humanité : la marche à pied.

Ces courants de pensée proposent ainsi des alternatives pour surmonter l’échec de la « civilisation » de l’automobile. Des démarches et des expériences sont mises en place autour de ce que l’on appelle désormais le « nouvel urbanisme » ou urbanisme néo-traditionnel. Des concepts innovants émergent et sont mis en pratique, tels que le « nouveau piétonnisme », le « walkable urbanism », les villages pédestres, les villages urbains ou même les écovillages sans voitures. Une ville comme Seattle a par exemple élaboré dès 1994 une démarche de planification territoriale intégrée, entièrement articulée autour du concept des villages urbains, et qui a débouché sur la création de 37 d’entre eux [10]. Et cet exemple est loin d’être isolé, comme l’illustre l’approbation récente par le Sénat californien d’une loi contre l’étalement urbain générateur de trafic : dans cet État réputé pour ses immenses périphéries urbaines et la saturation de son réseau routier, cette nouvelle loi vise à encourager le rapprochement des lieux d’habitation et de travail, mais aussi à promouvoir l’usage des transports en commun, et ce avec le double objectif de maîtriser l’évolution des émissions de gaz à effet de serre et de limiter le temps passé par les gens dans leurs voitures [11].

Lire aussi :  Mondial de l'auto-destruction

Quelle que soit leur échelle de mise en œuvre, toutes ces démarches ont un point commun : le refus de l’étalement urbain et de « l’automobilisme politique », pour reprendre une formule de Benoît Lambert, l’auteur de Cyclopolis, ville nouvelle [12]. A contrario, elles entendent fonder de nouvelles formes d’habitat et de mobilité, basées sur la relocalisation des activités, la mixité des fonctions et des usages, la densité et la mise en valeur des modes de déplacement autogènes chers à Ivan Illich [13]. Il est intéressant à ce propos de constater que les tenants américains du nouvel urbanisme voient l’urbanisme traditionnel européen comme la pierre angulaire de la ville du futur, alors même que les Européens, le plus souvent, ne jurent que par le développement urbain à l’américaine. En matière d’urbanisme, la vieille Europe a souvent une génération de retard…

L’étalement urbain à l’américaine est-il « négociable » ?

Si l’avenir est sombre, les perspectives de sortie par le haut de la société de l’automobile existent donc et se traduisent dans la réalité foisonnante d’expériences et de projets de rupture avec le modèle nord américain de l’étalement urbain et de l’automobile-reine. Malheureusement, on peut craindre que les États-Unis s’entêtent à défendre ce modèle qui ne fonctionne plus et qui est voué à disparaître. George Bush l’affirmait en 1992 : « Notre mode de vie n’est pas négociable ». En 2008, l’élection à la présidence de Barack Obama ne doit pas faire illusion. Avant même d’occuper son bureau à la Maison Blanche, et face à la bérézina actuelle de l’industrie automobile américaine, une de ses premières annonces politiques consiste à « envisager la nomination d’un Monsieur Automobile » pour superviser les aides financières au secteur automobile [14]. On ne change pas une stratégie qui perd, on cherche juste à reculer le désastre annoncé. Sombre présage…

Carfree France / Global Chance
Source: www.global-chance.org

Notes

[1] The End of Suburbia : Oil Depletion and the Collapse of The American Dream, Gregory Greene, 2004, 78 minutes. Avec une honnêteté brutale et un brin d’ironie, ce documentaire américain explore la confrontation de l’ « american way of life » avec la double crise énergétique et climatique. Voir également l’article « Pour une définition de Suburbia (avant disparition)« .
[2] La facture pétrolière américaine est passée de 45 à plus 400 milliards de dollars entre 1998 et 2007 : c’est le plus grand poste de dépense contribuant au déficit de la balance commerciale, et cela représente un transfert de richesse substantiel en direction des pays producteurs de pétrole.
[3] Michael T. Klare, Something Had to Give : How Oil Burst the American Bubble, Tom Dispatch, January 31, 2008 (Vf « USA : comment le pétrole a fait éclater la bulle » )
[4] Paul Harris, America’s love affair fades as the car becomes burden of suburbia, The Guardian, July 6, 2008
[5] The End of Suburbia : Oil Depletion and the Collapse of The American Dream, op. cit.
[6] Pic pétrolier ou pic de Hubbert en français : il s’agit du moment où la production d’un gisement, d’un pays, etc. atteint un sommet puis commence à décliner. Voir à ce sujet le site de ASPO France – Association pour l’étude des pics de production de pétrole et de gaz naturel : www.aspofrance.org
[7] Richard Heinberg, The Party’s Over: Oil, War and the Fate of Industrial Societies, New Society Publishers, 2003
[8] « La direction sous-jacente des événements serait une activité économique ralentie, parce qu’il y aura moins d’énergie disponible pour entretenir l’activité économique. Les gens se demanderont alors pourquoi on enchaîne récession après récession et pourquoi chaque récession semble être pire que la précédente. Et pourquoi cela prend plus de temps pour sortir de chaque récession, pour finir par comprendre qu’on en sort jamais vraiment et pour finalement en arriver au stade où après quelques années les récessions se transforment vraiment en une dépression économique. Et dans ce cas, ce sera une dépression qui ne finira jamais. » (Source : The End of Suburbia : Oil Depletion and the Collapse of The American Dream, op. cit.)
[9] Eduardo M. Peñalver, The End of Sprawl ?, Washington Post, December 30, 2007
[10] André Croissant, Villages urbains et nouvel urbanisme, Carfree France, 3 mars 2008
[11] Felicity Barringer, California Moves on Bill to Curb Sprawl and Emissions, The New York Times, August 28, 2008
[12] Benoît Lambert, Cyclopolis, ville nouvelle : contribution à l’histoire de l’écologie politique, Genève, Suisse, Éditeur Goerg, Collection Stratégies énergétiques, biosphère et société, 289 p., 2004
[13] Ivan Illich, Énergie et équité, Le Seuil, 1973
[14] Caren Bohan, Barack Obama envisagerait de nommer un « Monsieur automobile », Reuters, 13 novembre 2008

4 commentaires sur “États-Unis : vers la fin d’un modèle basé sur l’étalement urbain ?

  1. Yohan Gaillard

    Notons qu’en France ce phénomène d’étalement urbain ne cesse d’augmenter.

    Les documents d’urbanisme et notamment le SCOT pourront-ils enrayer cette progression ? Ils préconisent des densités urbaines autour des centres urbains et pour la mobilité des habitant, certains SCOT envisagent d’ores et déjà de conserver les anciennes lignes de train afin de les réouvrir à moyen ou long terme (notamment le Poitiers / Parthenay s’inscrivant dans l’ancienne ligne Limoges / Nantes).

  2. MOA

    Un lien laissé par Jean-Marc sur un autre fil illustre très bien cet article : Des vieillards americains cloués à la maison? bien fait pour eux!

    Pour info, à ceux-celles qui déplorent le titre de l’article ci-dessus, l’auteur explique qu’elle a, en fait, repris ce qu’y est présent dans la presse américaine elle même ; « C’était de l’ironie acide (…). Je ne me serais pas permis d’oser ça toute seule, mais c’est en gros ce que disent les articles américains qui commentent le papier de l’Associated Press [à l’origine de l’article de l’auteure de Rue89] : genre “On a voulu vivre comme ça, tant pis pour nous.”

Les commentaires sont clos.